FRÈRES D'ARMES
CHAPITRE PREMIER - MAI À DECÉMBRE 1918
La première ligne allemande tomba à Dompierre-Becquincourt, mais l'ennemi s'était déjà replié en bon ordre dans le petit village de Belloy-en-Santerre. Notre bataillon monta à l'assaut vers 17H, sous une pluie battante, baïonnette au canon, empruntant un terrain sans abris ni couverts. Nous n'étions plus qu'à une centaine de mètres du bourg lorsque notre progression fut stoppée par un tir nourri, si bien que ramper devint rapidement la seule solution, vers un trou, des débris de maçonnerie ou des troncs déchiquetés. Nombre de mes camarades furent tués, alors que je recevais un éclat dans l’abdomen suite à l'explosion de plusieurs caisses de munitions. Abandonné à mon sort, j'entrepris de m'échapper par-delà le plus profond sommeil et de rejoindre une dernière fois les contrées d'Ooth-Nargai, où le temps paraît comme suspendu. C'est à cette occasion, alors que la vie m'arrachait malgré moi au vide extrême, que je découvris l'existence de monstruosités indicibles tapies à la frontière de notre réalité, et pourtant à portée de nous nuire ...
Randolph Carter
La première ligne allemande tomba à Dompierre-Becquincourt, mais l'ennemi s'était déjà replié en bon ordre dans le petit village de Belloy-en-Santerre. Notre bataillon monta à l'assaut vers 17H, sous une pluie battante, baïonnette au canon, empruntant un terrain sans abris ni couverts. Nous n'étions plus qu'à une centaine de mètres du bourg lorsque notre progression fut stoppée par un tir nourri, si bien que ramper devint rapidement la seule solution, vers un trou, des débris de maçonnerie ou des troncs déchiquetés. Nombre de mes camarades furent tués, alors que je recevais un éclat dans l’abdomen suite à l'explosion de plusieurs caisses de munitions. Abandonné à mon sort, j'entrepris de m'échapper par-delà le plus profond sommeil et de rejoindre une dernière fois les contrées d'Ooth-Nargai, où le temps paraît comme suspendu. C'est à cette occasion, alors même que la vie m'arrachait malgré moi au vide extrême, que je découvris l'existence de monstruosités indicibles tapies à la frontière de notre réalité, et pourtant à portée de nous nuire ...
Randolph Carter
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Préambule
Souvenirs d'un Sammy
Paris, le 12 juin 1929,
Mon cher Howard,
J’espère que vous vous portez mieux et que vos projets avancent comme vous le souhaitez. Je vous sais malade, reclus, consacrant la majeure partie de votre temps à la poésie, dont vous avez manifestement compris, eu égard à votre dernière lettre, qu’elle implique de ne jamais se hâter. S’agissant de votre interrogation à propos de l’importance de la forme, voici quelques conseils que je crois avisés ; laisser les images et les ambiances en arrière de vos poèmes doit rester votre première considération. La forme, bien sûr, est importante, mais le matériel imaginatif à cet instant doit prendre prépondérance sur elle. La chose acquise, vous n’aurez plus qu’à prendre votre élan avec cette brusquerie délicate qui vous caractérise ; votre fascination des mots pour eux-mêmes fera le reste. N’hésitez pas à utiliser les atmosphères qui vous sont les plus naturelles comme unique forme de langage. Peut-être pourriez-vous également réduire le nombre et la variété de vos intérêts et prendre ainsi le temps d’une pleine réalisation émotionnelle à une échelle plus modeste ? Sans doute en tireriez de bien meilleures satisfactions originales, à l’image de cette étonnante nouvelle que vous m’avez adressée le mois dernier à propos de ce professeur entouré de créatures incontrôlables qu'il a ramené à la vie par un procédé mystérieux.
Vous qui vous inquiétez sans cesse de savoir si vous parvenez à nous faire évoluer dans l'étrange, affectionnant nous priver de nos préoccupations habituelles, croyez bien que la lecture de votre texte a suscité chez moi un profond sentiment de crainte, de sorte qu’une impression de terreur m’est restée au-delà de sa découverte, et ce pendant plusieurs heures. Mais conséquence plus surprenante encore, cette dernière m’a rappelé une histoire singulière qui m’avait été rapportée par l'un de vos compatriotes ; un journaliste new-yorkais avec lequel j’ai noué une sincère relation d’amitié, et qui la tient lui-même d’un vétéran de la Grande Guerre rencontré à l'occasion d’un voyage en France. Intrigué par les propos de son interlocuteur, qui prétendait avoir vécu une série d’événements empreints de quelque chose de fantastique, il prit soin de l'interroger longuement et de consigner ses souvenirs. Mais aucune ligne n'est jamais parue sur le sujet, aucun article à sensation dont il avait pourtant le secret … Ce sont ces notes, en annexe de la présente lettre, que je vous adresse aujourd’hui, après les avoir subtilisées à mon camarade, qui ignore tout de cette trahison. Légèrement romancées afin d'en rendre la lecture plus fluide et agréable, elles reviennent sur les faits plus marquants ; certains passages ont sans nul doute été raccourcis, d’autres passés sous silence ... Pour autant, le tout vous inspirera très certainement quelques récits dont vous avez le privilège, au risque de vous écarter de vos présents travaux, d'autant qu'il n'est pas sans lien avec l'épais brouillard qui paraît recouvrir lentement notre paisible Europe, menace moite et rampante qui se déplace dans la direction qu’elle désire, y compris contre les vents les plus puissants, et qui vous plongera bientôt dans les tourments de la désillusion ...
Léon-Paul Fargue, un ami qui vous serre la main
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2025
IMEC, fonds PLH, boîte 139, dossier 021303-2
Préambule
Souvenirs d'un Sammy
Paris, le 12 juin 1929,
Mon cher Howard,
J’espère que vous vous portez mieux et que vos projets avancent comme vous le souhaitez. Je vous sais malade, reclus, consacrant la majeure partie de votre temps à la poésie, dont vous avez manifestement compris, eu égard à votre dernière lettre, qu’elle implique de ne jamais se hâter. S’agissant de votre interrogation à propos de l’importance de la forme, voici quelques conseils que je crois avisés ; laisser les images et les ambiances en arrière de vos poèmes doit rester votre première considération. La forme, bien sûr, est importante, mais le matériel imaginatif à cet instant doit prendre prépondérance sur elle. La chose acquise, vous n’aurez plus qu’à prendre votre élan avec cette brusquerie délicate qui vous caractérise ; votre fascination des mots pour eux-mêmes fera le reste. N’hésitez pas à utiliser les atmosphères qui vous sont les plus naturelles comme unique forme de langage. Peut-être pourriez-vous également réduire le nombre et la variété de vos intérêts et prendre ainsi le temps d’une pleine réalisation émotionnelle à une échelle plus modeste ? Sans doute en tireriez de bien meilleures satisfactions originales, à l’image de cette étonnante nouvelle que vous m’avez adressée le mois dernier à propos de ce professeur entouré de créatures incontrôlables qu'il a ramené à la vie par un procédé mystérieux.
Vous qui vous inquiétez sans cesse de savoir si vous parvenez à nous faire évoluer dans l'étrange, affectionnant nous priver de nos préoccupations habituelles, croyez bien que la lecture de votre texte a suscité chez moi un profond sentiment de crainte, de sorte qu’une impression de terreur m’est restée au-delà de sa découverte, et ce pendant plusieurs heures. Mais conséquence plus surprenante encore, cette dernière m’a rappelé une histoire singulière qui m’avait été rapportée par l'un de vos compatriotes ; un journaliste new-yorkais avec lequel j’ai noué une sincère relation d’amitié, et qui la tient lui-même d’un vétéran de la Grande Guerre rencontré à l'occasion d’un voyage en France. Intrigué par les propos de son interlocuteur, qui prétendait avoir vécu une série d’événements empreints de quelque chose de fantastique, il prit soin de l'interroger longuement et de consigner ses souvenirs. Mais aucune ligne n'est jamais parue sur le sujet, aucun article à sensation dont il avait pourtant le secret … Ce sont ces notes, en annexe de la présente lettre, que je vous adresse aujourd’hui, après les avoir subtilisées à mon camarade, qui ignore tout de cette trahison. Légèrement romancées afin d'en rendre la lecture plus fluide et agréable, elles reviennent sur les faits plus marquants ; certains passages ont sans nul doute été raccourcis, d’autres passés sous silence ... Pour autant, le tout vous inspirera très certainement quelques récits dont vous avez le privilège, au risque de vous écarter de vos présents travaux, d'autant qu'il n'est pas sans lien avec l'épais brouillard qui paraît recouvrir lentement notre paisible Europe, menace moite et rampante qui se déplace dans la direction qu’elle désire, y compris contre les vents les plus puissants, et qui vous plongera bientôt dans les tourments de la désillusion ...
Léon-Paul Fargue, un ami qui vous serre la main
Université Paris-Sorbonne, LABEX OBVIL, 2025
IMEC, fonds PLH, boîte 139, dossier 021303-2
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I. Les Lions de Cantigny
Mai à Juin 1918
12 mai au 3 juin
Les sergents Sebastian Crane et Vincent Price, jeunes engagés volontaires originaires de Boston, débarquent en France depuis le port de Brest, avant de rejoindre leur peloton stationné au camp de Gondrecourt-le-Château, en Lorraine. Sur place, ils achèvent leur formation militaire, laquelle est diligentée par des officiers français incorporés au sein de leur division, et sont instruis à la meilleure façon d'exploiter le relief et les obstacles naturels, ainsi qu'à l'utilisation des armes, fournies pour l'essentiel par l'armée française. Ils retrouvent ensuite le reste du 28e régiment d'infanterie de la 1e Division d'Infanterie Américaine sur le front de la Somme et participent quelques jours plus tard à la bataille de Cantigny, premier engagement majeur des États-Unis dans le conflit ; le bourg est enlevé à la 18e armée allemande, au prix de lourdes pertes. C'est au lendemain soir de cette terrible journée que nos deux compagnons découvrent un tumulus mégalithique abandonné sous l'abbaye en ruine du village, duquel ils exhument un mystérieux coffret en essences de bois précieux dénué de tout mécanisme d'ouverture. Mais alors qu'ils parviennent à se sortir in extremis des griffes acérées de créatures humanoïdes capables de se fondre dans leur environnement, ils font la connaissance du capitaine Randolph Carter, un américain engagé volontaire au sein de la Légion Étrangère française. Ce dernier les somme aussitôt de remettre ledit coffret à son ami, le lieutenant allemand Gerhard Reitner, qu'il dépeint comme un brillant universitaire passionné par la culture carolingienne ... non sans avoir obtenu d'un proche du major-général Robert Lee Bullard, commandant du 28e régiment d'infanterie, qu'ils passent temporairement sous ses ordres.
4 au 6 juin
C'est le début pour nos camarades d'un périlleux voyage le long de la ligne de front, alors que tout n’est plus qu’amoncellement de ruines, en direction du hameau de Courcelles-Epayelles, où ils doivent retrouver l'officier allemand. Ils sont accompagnés du lieutenant Antoine Berthier, subalterne du capitaine Carter, alors que se déroule la troisième bataille de l'Aisne. N'ayant d'autre choix que de se déplacer de nuit, ils réalisent bientôt que les mystérieuses créatures leur ont donné la chasse, avant de repousser une violente attaque. Épuisés, ils font une halte providentielle dans la maison miraculeusement épargnée d’Irène et Stéphane Militchz, contrairement au village d'Orvillers-Sorel tout proche. Sur place, Sebastian ressent à plusieurs reprises la présence du fils unique du couple, Raphaël, décédé de la tuberculose alors qu'il n'avait que sept ans, tandis que Vincent est le témoin d'événements troublants ... En fouillant le grenier, ils découvrent une malle de voyage ayant appartenu à l’époux d’Irène, horloger de métier porté disparu lors de la guerre de 1870 qui opposa la France au royaume de Prusse. De facture luxueuse, elle arbore le nom de son propriétaire, gravé sur une lame de laiton fixée sur le châssis. À l’intérieur, précieusement rangées dans de petites boites, ils dénombrent pas moins de 999 pièces en argent massif de toutes tailles ; des roues, des engrenages, des balanciers, des pignons, des barillets et des arbres de rotation, mais aucun cadran, aucun ressort ni aucune plaque de fixation destinée à accueillir l’ensemble. Détail insolite, l’une des pièces se révèle être en bronze et recouverte d’une fine couche d'argent. Forts de cette surprenante découverte, ils reprennent la route le lendemain soir, après avoir soigneusement dissimulé la malle dans les décombres d'Orvillers-Sorel. Et alors que les monstruosités qui les traquent depuis plusieurs jours restent à bonne distance, comme contraintes par quelque chose ou quelqu’un, ils retrouvent enfin le lieutenant Reitner accompagné de son estafette, et lui remettent le coffret avant de rebrousser chemin.
Troupes américaines à Gondrecourt-Le-Château, mai 1918
8 juin
Sur le trajet du retour, après une nouvelle halte chez les Militchz pour récupérer la précieuse malle, le petit groupe est rattrapé par l'estafette du lieutenant Reitner, blessé à la cuisse, l'uniforme en lambeaux, qui les supplie de le suivre jusqu’au lieu-dit de Hainvillers. Contre l’avis du lieutenant Berthier, nos deux compères consentent à rebrousser chemin et rejoignent bientôt la voiture de l'officier allemand sur le bas-côté, le moteur encore fumant ; la capote a été arrachée et plusieurs portières sont enfoncées. Ils retrouvent la dépouille à moitié dévorée du malheureux qui gît dans le fossé, mais aucune trace du précieux coffret. Prudents, ils décident de gagner le camp tout proche, mais ce dernier est jonché de cadavres de soldats appartenant à la police militaire allemande. Dans l’une des granges du hameau, une volée de marches descend dans l’obscurité, révélée après qu’un épais mur de pierre, manifestement plus récent que le reste du bâtiment, ai été abattu. Trois poissons gravés dans la roche permettent de dater les lieux aux alentours du IXe siècle. La salle, en tout point semblable à celle découverte sous l'abbaye de Cantigny, renferme trois énormes mégalithes organisés en triangle autour d'un bloc de pierre taillée. Une caisse métallique dont le verrou ne résiste guère est posée sur un tabouret ; elle contient deux gardes d'épées scandinaves d'époque médiévale, une clef à tige pleine de facture récente, ainsi qu'une centaine de pages manuscrites jaunies par le temps, lesquelles sont en réalité une copie parcellaire du Liber Ivonis de Gaspard du Nord, transcrite du français médiéval vers l’allemand moderne. Outre une partie de la vie en Hyperborée d'un sorcier prénommé Eibon, auteur présumé de l’ouvrage originel, et de sa fuite vers Saturne après avoir été déclaré hérétique, plusieurs paragraphes évoquent comment le magicien se serait échappé en créant un passage dimensionnel avant de disparaitre comme par enchantement. Malheureusement, ledit sortilège est pour l'heure inexploitable, puisque incomplet. Enfin, d'autres passages font allusion aux effroyables créatures qui leur ont donné la chasse, dépeintes ici comme d’anciens humains dépossédés de leur âme à présent au service d’un énigmatique "Homme noir".
I. Les Lions de Cantigny
Mai à Décembre 1918
9 juin
Forts de toutes ces découvertes, et alors que la nuit a fini par tomber, le petit groupe décide de quitter les lieux lorsque que trois soldats allemands font irruption, manifestement désorientés, suivis par plusieurs créatures qui profitent de l'occasion pour lancer une nouvelle attaque. La lutte qui s'en suit, éclairée à la seule faveur de la lune, est particulièrement violente et chacun de nos camarades manque à de nombreuses reprises de tomber sous les griffes de ces monstruosités, supérieures en nombre. Mais alors que la situation paraît désespérée, elles rompent une nouvelle fois le combat, laissant à Sebastian l’occasion d’apercevoir, l’espace d’un instant, plusieurs d’entre elles se regrouper autour d’une silhouette sibylline au teint bistre pour lui lécher les mains, telles des bêtes fauves. Gravement blessé, le lieutenant Berthier meurt quelques instants plus tard, tandis que l’estafette de Reitner perd momentanément la vue des suites de l’explosion d’une grenade au gaz. Ils parviennent toutefois à s'enfuir au volant d’un camion de la police militaire stationné non loin et de rejoindre le village de Cantigny, où une partie de leur régiment a depuis poursuivi son effort pour participer à la bataille du bois Belleau, ainsi qu’à la grande contre-offensive alliée censée stopper l'ennemi sur le front occidental. Ils sont immédiatement reçus par le commandant Charles Whittlesey, lequel dirige le 1er bataillon du 308e régiment d’infanterie, accompagné du capitaine Carter, tandis que le malheureux Adolf est fait prisonnier. Si le second paraît sincèrement affecté par la disparition de son ami Reitner et du lieutenant Berthier, ainsi que par la perte du précieux coffret, le premier, étranger à toute cette histoire, est davantage préoccupé par la prochaine offensive qu'il doit organiser en Argonne, région située à une centaine de kilomètres à l’est où les allemands ont eu quatre ans pour se retrancher.
12 mai au 3 juin
Les sergents Sebastian Crane et Vincent Price, jeunes engagés volontaires originaires de Boston, débarquent en France depuis le port de Brest, avant de rejoindre leur peloton stationné au camp de Gondrecourt-le-Château, en Lorraine. Sur place, ils achèvent leur formation militaire, laquelle est diligentée par des officiers français incorporés au sein de leur division, et sont instruis à la meilleure façon d'exploiter le relief et les obstacles naturels, ainsi qu'à l'utilisation des armes, fournies pour l'essentiel par l'armée française. Ils retrouvent ensuite le reste du 28e régiment d'infanterie de la 1e Division d'Infanterie Américaine sur le front de la Somme et participent quelques jours plus tard à la bataille de Cantigny, premier engagement majeur des États-Unis dans le conflit : le bourg est enlevé à la 18e armée allemande, au prix de lourdes pertes. C'est au lendemain soir de cette terrible journée que nos deux compagnons découvrent un tumulus mégalithique abandonné sous l'abbaye en ruine du village, duquel ils exhument un mystérieux coffret en essences de bois précieux dénué de tout mécanisme d'ouverture. Mais alors qu'ils parviennent à se sortir in extremis des griffes acérées de créatures humanoïdes capables de se fondre dans leur environnement, ils font la connaissance du capitaine Randolph Carter, un américain engagé volontaire au sein de la Légion Étrangère française. Ce dernier les somme aussitôt de remettre ledit coffret à son ami, le lieutenant allemand Gerhard Reitner, qu'il dépeint comme un brillant universitaire passionné par la culture carolingienne ... non sans avoir obtenu d'un proche du major-général Robert Lee Bullard, commandant du 28e régiment d'infanterie, qu'ils passent temporairement sous ses ordres.
Décoration des troupes ayant servi à Cantigny, juin 1918
4 au 6 juin
C'est le début pour nos camarades d'un périlleux voyage le long de la ligne de front, alors que tout n’est plus qu’amoncellement de ruines, en direction du hameau de Courcelles-Epayelles, où ils doivent retrouver l'officier allemand. Ils sont accompagnés du lieutenant Antoine Berthier, subalterne du capitaine Carter, alors que se déroule la troisième bataille de l'Aisne. N'ayant d'autre choix que de se déplacer de nuit, ils réalisent bientôt que les mystérieuses créatures leur ont donné la chasse, avant de repousser une violente attaque. Épuisés, ils font une halte providentielle dans la maison miraculeusement épargnée d’Irène et Stéphane Militchz, contrairement au village d'Orvillers-Sorel tout proche. Sur place, Sebastian ressent à plusieurs reprises la présence du fils unique du couple, Raphaël, décédé de la tuberculose alors qu'il n'avait que sept ans, tandis que Vincent est le témoin d'événements troublants ... En fouillant le grenier, ils découvrent une malle de voyage ayant appartenu à l’époux d’Irène, horloger de métier porté disparu lors de la guerre de 1870 qui opposa la France au royaume de Prusse. De facture luxueuse, elle arbore le nom de son propriétaire, gravé sur une lame de laiton fixée sur le châssis. À l’intérieur, précieusement rangées dans de petites boites, ils dénombrent pas moins de 999 pièces en argent massif de toutes tailles ; des roues, des engrenages, des balanciers, des pignons, des barillets et des arbres de rotation, mais aucun cadran, aucun ressort ni aucune plaque de fixation destinée à accueillir l’ensemble. Détail insolite, l’une des pièces se révèle être en bronze et recouverte d’une fine couche d'argent. Forts de cette surprenante découverte, ils reprennent la route le lendemain soir, après avoir soigneusement dissimulé la malle dans les décombres d'Orvillers-Sorel. Et alors que les monstruosités qui les traquent depuis plusieurs jours restent à bonne distance, comme contraintes par quelque chose ou quelqu’un, ils retrouvent enfin le lieutenant Reitner accompagné de son estafette, et lui remettent le coffret avant de rebrousser chemin.
II. Permissionnaires
Juin à Juillet 1918
Troupes américaines à Gondrecourt-Le-Château, mai 1918
Troupes américaines à Gondrecourt-Le-Château, mai 1918
13 juin
Dès l'été 1917, le haut-commandement du corps expéditionnaire américain ordonne la création de plusieurs camps de permissionnaires proches de villes de province dotées d'une gare, à l'écart des grandes agglomérations, et surtout de Paris. Il compte en effet sur les activités sportives et culturelles pour maintenir les hommes en bonne condition physique et morale. Pourtant, c'est bien sur le quai de la gare de l'Est que nous retrouvons les sergents Sebastian Crane et Vincent Price, après que le capitaine Carter ait une nouvelle fois fait usage de ses relations pour leur obtenir une permission exceptionnelle, dite "de convalescence". Ils logent un premier temps dans un modeste hôtel au pied de la butte Montmartre, parmi des soldats français, auquel ils préfèrent bientôt les chambres feutrées d'un établissement plus cossu, après qu'une bombe ne soit tombée sur le toit d'un bâtiment voisin. Ils prennent également soin de louer un coffre-fort dans une banque du quartier afin d’y déposer, le temps de leur séjour, la malle de Stéphane Militchz et son précieux contenu, ainsi que les objets découverts à Hainvillers. Ce faisant, ils peuvent enfin profiter de quelques jours de repos et réalisent rapidement que la ville toute entière est bien éloignée des horreurs du front : les magasins, quoi que protégés des déflagrations par des bandes de papier gommé, sont éclairés, de nombreuses automobiles circulent, les hommes portent des couvre-chefs et des costumes trois pièces, tandis que les femmes se protègent du soleil avec des ombrelles ou des petits chapeaux, sacs à mains en bandoulières ... et ce malgré l'avancée des troupes allemandes et les obus qui tombent presque quotidiennement sur la capitale !
8 juin
Sur le trajet du retour, après une nouvelle halte chez les Militchz pour récupérer la précieuse malle, le petit groupe est rattrapé par l'estafette du lieutenant Reitner, blessé à la cuisse, l'uniforme en lambeaux, qui les supplie de le suivre jusqu’au lieu-dit de Hainvillers. Contre l’avis du lieutenant Berthier, nos deux compères consentent à rebrousser chemin et rejoignent bientôt la voiture de l'officier allemand sur le bas-côté, le moteur encore fumant ; la capote a été arrachée et plusieurs portières sont enfoncées. Ils retrouvent la dépouille à moitié dévorée du malheureux qui gît dans le fossé, mais aucune trace du précieux coffret. Prudents, ils décident de gagner le camp tout proche, mais ce dernier est jonché de cadavres de soldats appartenant à la police militaire allemande. Dans l’une des granges du hameau, une volée de marches descend dans l’obscurité, révélée après qu’un épais mur de pierre, manifestement plus récent que le reste du bâtiment, ai été abattu. Trois poissons gravés dans la roche permettent de dater les lieux aux alentours du IXe siècle. La salle, en tout point semblable à celle découverte sous l'abbaye de Cantigny, renferme trois énormes mégalithes organisés en triangle autour d'un bloc de pierre taillée. Une caisse métallique dont le verrou ne résiste guère est posée sur un tabouret ; elle contient deux gardes d'épées scandinaves d'époque médiévale, une clef à tige pleine de facture récente, ainsi qu'une centaine de pages manuscrites jaunies par le temps, lesquelles sont en réalité une copie parcellaire du Liber Ivonis de Gaspard du Nord, transcrite du français médiéval vers l’allemand moderne. Outre une partie de la vie en Hyperborée d'un sorcier prénommé Eibon, auteur présumé de l’ouvrage originel, et de sa fuite vers Saturne après avoir été déclaré hérétique, plusieurs paragraphes évoquent comment le magicien se serait échappé en créant un passage dimensionnel avant de disparaitre comme par enchantement. Malheureusement, ledit sortilège est pour l'heure inexploitable, puisque incomplet. Enfin, d'autres passages font allusion aux effroyables créatures qui leur ont donné la chasse, dépeintes ici comme d’anciens humains dépossédés de leur âme à présent au service d’un énigmatique "Homme noir".
12 au 14 juin
Les jours passant, ils font la connaissance de plusieurs personnages hauts en couleur, à commencer par un inspecteur de police, Philippe Bonnier, qui tente de mettre un terme aux activités d’un gang composé d'anciens membres des Apaches qui terrorisent les habitants de Montmartre. Puis, suite à une surprenante méprise, ils échangent avec le chef même de ces crapules, un certain Lucien Cazau, autrement appelé Ravachol, qui a souhaité les rencontrer après que l’un de ses contacts, employé de banque, lui ait fait part du contenu de leur précieuse malle ... L'homme, qui a installé son repère sous la rotonde de la grande coupole de l’opéra de Paris, demeure entouré de dizaines d’objets dérobés à la bourgeoisie locale. Ancien chirurgien originaire de Lyon, c'est une "gueule cassée", un soldat qui a perdu l’usage de ses jambes et dont le visage est recouvert d’un masque. Persuadé que Sebastian est horloger, il leur explique avoir obtenu l’assistance d’un confrère suisse, Louis Jean-Richard, dit Bressel, pour confectionner un second masque qui, une fois relié à l’appareillage électrique qu’il a lui-même imaginé, lui permettra de reprendre une vie normale. Pour l’heure inachevé, ledit masque a été réalisé à partir d’un moule de son visage et la combinaison de différents éléments métalliques avec plusieurs métaux conducteurs, certains naturels, d’autres inconnus ... Mais alors qu'ils étaient sur le point d’aboutir, Bressel a brusquement disparu au bras d’une jeune femme de mauvaise vertu, une certaine Louison, dont il s’était amouraché quelques semaines auparavant. Réalisant que les deux hommes ne lui seront d’aucune aide pour achever ses travaux, il leur propose de retrouver son ami, en échange de quoi il leur offrira un recueil de contes qu’un brancardier britannique lui aurait confié lors de la bataille de la crête de Thiepval auquel il ne tient guère. Ces derniers, très anciens et rédigés dans une langue inconnue, présenteraient, selon son ancien propriétaire, un intérêt inestimable pour qui sait les interpréter.
9 juin
Forts de toutes ces découvertes, et alors que la nuit a fini par tomber, le petit groupe décide de quitter les lieux lorsque que trois soldats allemands font irruption, manifestement désorientés, suivis par plusieurs créatures qui profitent de l'occasion pour lancer une nouvelle attaque. La lutte qui s'en suit, éclairée à la seule faveur de la lune, est particulièrement violente et chacun de nos camarades manque à de nombreuses reprises de tomber sous les griffes de ces monstruosités, supérieures en nombre. Mais alors que la situation paraît désespérée, elles rompent une nouvelle fois le combat, laissant à Sebastian l’occasion d’apercevoir, l’espace d’un instant, plusieurs d’entre elles se regrouper autour d’une silhouette sibylline au teint bistre pour lui lécher les mains, telles des bêtes fauves. Gravement blessé, le lieutenant Berthier meurt quelques instants plus tard, tandis que l’estafette de Reitner perd momentanément la vue des suites de l’explosion d’une grenade au gaz. Ils parviennent toutefois à s'enfuir au volant d’un camion de la police militaire stationné non loin et de rejoindre le village de Cantigny, où une partie de leur régiment a depuis poursuivi son effort pour participer à la bataille du bois Belleau, ainsi qu’à la grande contre-offensive alliée censée stopper l'ennemi sur le front occidental. Ils sont immédiatement reçus par le commandant Charles Whittlesey, lequel dirige le 1er bataillon du 308e régiment d’infanterie, accompagné du capitaine Carter, tandis que le malheureux Adolf est fait prisonnier. Si le second paraît sincèrement affecté par la disparition de son ami Reitner et du lieutenant Berthier, ainsi que par la perte du précieux coffret, le premier, étranger à toute cette histoire, est davantage préoccupé par la prochaine offensive qu'il doit organiser en Argonne, région située à une centaine de kilomètres à l’est où les allemands ont eu quatre ans pour se retrancher.
Protections parisiennes anti-bombardements, juin 1918
Décoration des troupes ayant servi à Cantigny, juin 1918
Décoration des troupes ayant servi à Cantigny, juin 1918
15 juin
À présent sur les traces de Bressel et de la jeune Louison, nos deux comparses arpentent la capitale française, profitant de l’occasion pour se renseigner sur la malle de Stéphane Militchz, dans l’espoir d’en apprendre davantage. C’est ainsi qu’ils se rendent à l’atelier de l'horloger, où ils mettent la main sur une photo du couple en fuite, puis dans l’établissement où la jeune femme officiait. Mais réservé à une clientèle aisée et discrète, le lieu est couvert de nombreux et discrets symboles francs-maçons qui en font endroit placé sous le sceau du secret. Reprenant leur enquête, ils finissent toutefois par découvrir que le bagage a vraisemblablement été fabriquée et vendue par l'un des plus anciens malletiers français, la maison Moynat, et se rendent sans attendre au siège de l’entreprise. Sur place, Jules Coulembier, l’actuel dirigeant, paraît très surpris par leur visite, et pour cause ; après quelques instants d'hésitation, il finit par leur confier avoir reçu des instructions du père même de Sebastian il y a de cela plusieurs années déjà pour faire disparaitre le nom de l’acquéreur des registres. Mais leurs découvertes ne s’arrêtent pas là et l'étonnement laisse la place à la stupéfaction, puisqu’ils qu’ils comprennent également que la guerre de 1870 terminée, Stéphane Militchz, loin d'être mort sur le front comme l’a affirmé son épouse, était en réalité à Paris, où il a entretenu une liaison aussi brève que passionnée avec une jeune américaine de passage qui lui a offert la fameuse malle, en avril 1871 … et qu’ils identifient rapidement comme étant la propre grand-mère de Sebastian, Victoria Crane ! Très perturbé par ces dernières révélations, le jeune homme, qui a pour habitude de vivre qu’au gré de sa fantaisie, confesse à son ami faire régulièrement des cauchemars depuis leur visite du village d’Orvillers-Sorel et leur halte dans la maison des Militchz. De ce qu’il en retient, ces derniers prennent systématiquement la forme d’un petit atelier d'artisan plongé dans la pénombre dans lequel travaille un homme, assis de dos, tandis qu’une silhouette émaciée, enveloppée d'étoffes sombres, se tient à ses côtés et lui susurre quelques instructions à l’oreille. Sans qu’il puisse se l’expliquer, il est persuadé que les deux êtres sont liés par un accord funeste et qu’ils attendent quelque chose l’un de l’autre ...
II. Permissionnaires
Juin à Juillet 1918
16 juin
Alors que les grèves se multiplient dans les usines, à l’image de la cartoucherie de Vincennes, que les protestations contre la hausse des prix, notamment des denrées alimentaires, s’étendent désormais aux fonctionnaires et employés de la ville de Paris, et que la chambre des députés elle-même est de plus en plus souvent agitée par des débats houleux, les sergents Crane et Price poursuivent leurs investigations. C’est ainsi qu’ils découvrent que la jeune Louison était également convoitée par un certain Étienne Bourgeat, député français et membre du Grand Orient de France. Ne pouvant agir aux yeux de tous, il a mis quelques-uns de ses hommes sur le coup, lesquels arpentent la ville, de jour comme de nuit. Leur but n’est pas tant de retrouver le couple de fuyards, mais plutôt de faire taire tous ceux qui pourraient compromettre sa réputation. Ils font également la connaissance de la jeune Marion Vilard, étudiante à l’École nationale des beaux-arts et stagiaire au Petit Journal, ainsi que de son rédacteur en chef, Alphonse Moriez et son collègue journaliste, Jean-Marie Defos. Ce dernier est justement sur la piste du politicien, qu’il soupçonne de fréquenter des établissements à la réputation sulfureuse et dont le nom serait par ailleurs associé, avec d’autres, à des rumeurs singulières concernant de prochaines négociations, secrètes puisque inconcevables pour la grande majorité des français, avec l’ennemi. Malheureusement, il n’aura pas le loisir de s’étendre davantage sur le sujet puisqu'il sera abattu la nuit même dans le cimetière de Montmartre, alors qu’il avait donné rendez-vous à nos deux camarades pour en parler plus longuement.
13 juin
Dès l'été 1917, le haut-commandement du corps expéditionnaire américain ordonne la création de plusieurs camps de permissionnaires proches de villes de province dotées d'une gare, à l'écart des grandes agglomérations, et surtout de Paris. Il compte en effet sur les activités sportives et culturelles pour maintenir les hommes en bonne condition physique et morale. Pourtant, c'est bien sur le quai de la gare de l'Est que nous retrouvons les sergents Sebastian Crane et Vincent Price, après que le capitaine Carter ait une nouvelle fois fait usage de ses relations pour leur obtenir une permission exceptionnelle, dite "de convalescence". Ils logent un premier temps dans un modeste hôtel au pied de la butte Montmartre, parmi des soldats français, auquel ils préfèrent bientôt les chambres feutrées d'un établissement plus cossu, après qu'une bombe ne soit tombée sur le toit d'un bâtiment voisin. Ils prennent également soin de louer un coffre-fort dans une banque du quartier afin d’y déposer, le temps de leur séjour, la malle de Stéphane Militchz et son précieux contenu, ainsi que les objets découverts à Hainvillers. Ce faisant, ils peuvent enfin profiter de quelques jours de repos et réalisent rapidement que la ville toute entière est bien éloignée des horreurs du front : les magasins, quoi que protégés des déflagrations par des bandes de papier gommé, sont éclairés, de nombreuses automobiles circulent, les hommes portent des couvre-chefs et des costumes trois pièces, tandis que les femmes se protègent du soleil avec des ombrelles ou des petits chapeaux, sacs à mains en bandoulières ... et ce malgré l'avancée des troupes allemandes et les obus qui tombent presque quotidiennement sur la capitale !
Transport d'un Parisgeschütz (canon de Paris), janvier 1918
12 au 14 juin
Les jours passant, ils font la connaissance de plusieurs personnages hauts en couleur, à commencer par un inspecteur de police, Philippe Bonnier, qui tente de mettre un terme aux activités d’un gang composé d'anciens membres des Apaches qui terrorisent les habitants de Montmartre. Puis, suite à une surprenante méprise, ils échangent avec le chef même de ces crapules, un certain Lucien Cazau, autrement appelé Ravachol, qui a souhaité les rencontrer après que l’un de ses contacts, employé de banque, lui ait fait part du contenu de leur précieuse malle ... L'homme, qui a installé son repère sous la rotonde de la grande coupole de l’opéra de Paris, demeure entouré de dizaines d’objets dérobés à la bourgeoisie locale. Ancien chirurgien originaire de Lyon, c'est une "gueule cassée", un soldat qui a perdu l’usage de ses jambes et dont le visage est recouvert d’un masque. Persuadé que Sebastian est horloger, il leur explique avoir obtenu l’assistance d’un confrère suisse, Louis Jean-Richard, dit Bressel, pour confectionner un second masque qui, une fois relié à l’appareillage électrique qu’il a lui-même imaginé, lui permettra de reprendre une vie normale. Pour l’heure inachevé, ledit masque a été réalisé à partir d’un moule de son visage et la combinaison de différents éléments métalliques avec plusieurs métaux conducteurs, certains naturels, d’autres inconnus ... Mais alors qu'ils étaient sur le point d’aboutir, Bressel a brusquement disparu au bras d’une jeune femme de mauvaise vertu, une certaine Louison, dont il s’était amouraché quelques semaines auparavant. Réalisant que les deux hommes ne lui seront d’aucune aide pour achever ses travaux, il leur propose de retrouver son ami, en échange de quoi il leur offrira un recueil de contes qu’un brancardier britannique lui aurait confié lors de la bataille de la crête de Thiepval auquel il ne tient guère. Ces derniers, très anciens et rédigés dans une langue inconnue, présenteraient, selon son ancien propriétaire, un intérêt inestimable pour qui sait les interpréter.
17 juin
Prise de remords, la jeune Marion contacte Sebastian et Vincent le lendemain matin et leur avoue avoir accepté une importante somme d’argent de la part d'Étienne Bourgeat dans le seul but d'espionner ses collègues. Sans le sou, elle n’a pu résister, d'autant qu'elle n’aurait jamais imaginé mettre la vie de quelqu’un en danger. Elle poursuit en décrivant le député, qu’elle a eu le loisir de rencontrer dans son hôtel particulier du bois de Boulogne, et dépeint un homme à femme peu enclin à essuyer un refus, infidèle et violent. Il est marié à Françoise Bourgeat Sándor, héritière d’une riche famille de Bosnie-Herzégovine qui n’est sans doute pas étrangère à son ascension fulgurante. Or, le hasard aidant, le couple organise justement une réception le soir même ; c’est l’occasion rêvée pour en apprendre davantage … Une fois sur place, il paraît évident que personne, pas même nos compagnons, ne suspecte quoi que ce soit, alors même que la pauvre Louison est enfermée depuis sa disparition dans les dépendances du domaine, en plein milieu des bois qui entourent la propriété. Une fois au milieu des convives, ils se glissent discrètement dans le bureau du député, richement décoré et surmonté de symboles francs-maçons, et mettent la main sur une série de documents, dont certains rédigés en hongrois. Au même moment, Étienne, pris d’un accès de colère, quitte ses invités pour se rendre aux dépendances, un fusil de chasse cassé sur l’épaule. Nos deux comparses décident d’intervenir et le neutralise à la faveur de l’obscurité … avant de découvrir son terrible secret et de libérer la malheureuse. Ne sachant où aller, ils conviennent de rapporter tout ce qu’ils savent à l’inspecteur Bonnier, et emmènent avec eux le député et sa victime. Sur place, le policier leur révèle qu'il travaille sous couverture pour la brigade régionale de police mobile et qu'il reçoit ses ordres de Paul Deschanel, actuel président de la chambre des députés.
Forts des preuves rapportées du domicile des Bourgeat, conjuguées aux informations déjà recueilles par les hommes de Bonnier, ils lèvent le voile sur ce qui préoccupe tant la chambre des députés et comprennent qu’un certain nombre de ses membres œuvrent à l’organisation prochaine de nouvelles négociations de paix secrètes, lesquelles font suite à une précédente tentative menée en 1917 par Aristide Briand, alors ministre de la Justice et actuel ministre des Affaires étrangères. Pour parvenir à leurs fins, ils ont accepté d’appuyer Georges Clemenceau, président du Conseil des ministres, lequel cherche de son côté à couvrir le général Ferdinand Foch, alors que les mutineries, les grèves et la propagande pacifiste ne cessent de croitre depuis la terrible bataille du Chemin des Dames. Pourtant farouche partisan d'une victoire totale sur l'Empire allemand, il semble disposé à organiser de nouvelles négociations, aussi honteuses soient-elles ; les récents succès allemands sur le front de l’Aisne y sont sans doute pour beaucoup, à l’instar des importantes sommes d’argent que plusieurs membres du gouvernement qu'il a lui-même constitué ont récemment perçu de la part de riches familles austro-hongroises ... Le complot mis à jour, Bonnier s’empresse de faire prévenir Paul Deschanel ; nul doute que ce dernier saura convaincre Clemenceau de mettre un terme définitif aux négociations. C’est le moment précis que Madame Bourgeat choisi pour faire irruption et tenter d’abattre son mari avant de retourner l'arme contre elle, stoppée dans son élan par Vincent, qui sans le savoir, a offert à la France et ses alliés, pourtant inférieurs en nombre et en matériel, l’opportunité de poursuivre la guerre ... et à Paul Deschanel de briguer la présidence de la République quelques années plus tard, après que son principal opposant et actuel président du Conseil des ministres, Clemenceau, bien que très populaire auprès de l'opinion publique, renonce finalement à se présenter.
Protections parisiennes anti-bombardements, juin 1918
Protections parisiennes anti-bombardements, juin 1918
Georges Clémenceau dans une tranchée, décembre 1917
15 juin
À présent sur les traces de Bressel et de la jeune Louison, nos deux comparses arpentent la capitale française, profitant de l’occasion pour se renseigner sur la malle de Stéphane Militchz, dans l’espoir d’en apprendre davantage. C’est ainsi qu’ils se rendent à l’atelier de l'horloger, où ils mettent la main sur une photo du couple en fuite, puis dans l’établissement où la jeune femme officiait. Mais réservé à une clientèle aisée et discrète, le lieu est couvert de nombreux et discrets symboles francs-maçons qui en font endroit placé sous le sceau du secret. Reprenant leur enquête, ils finissent toutefois par découvrir que le bagage a vraisemblablement été fabriquée et vendue par l'un des plus anciens malletiers français, la maison Moynat, et se rendent sans attendre au siège de l’entreprise. Sur place, Jules Coulembier, l’actuel dirigeant, paraît très surpris par leur visite, et pour cause ; après quelques instants d'hésitation, il finit par leur confier avoir reçu des instructions du père même de Sebastian il y a de cela plusieurs années déjà pour faire disparaitre le nom de l’acquéreur des registres. Mais leurs découvertes ne s’arrêtent pas là et l'étonnement laisse la place à la stupéfaction, puisqu’ils qu’ils comprennent également que la guerre de 1870 terminée, Stéphane Militchz, loin d'être mort sur le front comme l’a affirmé son épouse, était en réalité à Paris, où il a entretenu une liaison aussi brève que passionnée avec une jeune américaine de passage qui lui a offert la fameuse malle, en avril 1871 … et qu’ils identifient rapidement comme étant la propre grand-mère de Sebastian, Victoria Crane ! Très perturbé par ces dernières révélations, le jeune homme, qui a pour habitude de vivre qu’au gré de sa fantaisie, confesse à son ami faire régulièrement des cauchemars depuis leur visite du village d’Orvillers-Sorel et leur halte dans la maison des Militchz. De ce qu’il en retient, ces derniers prennent systématiquement la forme d’un petit atelier d'artisan plongé dans la pénombre dans lequel travaille un homme, assis de dos, tandis qu’une silhouette émaciée, enveloppée d'étoffes sombres, se tient à ses côtés et lui susurre quelques instructions à l’oreille. Sans qu’il puisse se l’expliquer, il est persuadé que les deux êtres sont liés par un accord funeste et qu’ils attendent quelque chose l’un de l’autre ...
III. Message des tranchées
Juillet à octobre 1918
16 juin
Alors que les grèves se multiplient dans les usines, à l’image de la cartoucherie de Vincennes, que les protestations contre la hausse des prix, notamment des denrées alimentaires, s’étendent désormais aux fonctionnaires et employés de la ville de Paris, et que la chambre des députés elle-même est de plus en plus souvent agitée par des débats houleux, les sergents Crane et Price poursuivent leurs investigations. C’est ainsi qu’ils découvrent que la jeune Louison était également convoitée par un certain Étienne Bourgeat, député français et membre du Grand Orient de France. Ne pouvant agir aux yeux de tous, il a mis quelques-uns de ses hommes sur le coup, lesquels arpentent la ville, de jour comme de nuit. Leur but n’est pas tant de retrouver le couple de fuyards, mais plutôt de faire taire tous ceux qui pourraient compromettre sa réputation. Ils font également la connaissance de la jeune Marion Vilard, étudiante à l’École nationale des beaux-arts et stagiaire au Petit Journal, ainsi que de son rédacteur en chef, Alphonse Moriez et son collègue journaliste, Jean-Marie Defos. Ce dernier est justement sur la piste du politicien, qu’il soupçonne de fréquenter des établissements à la réputation sulfureuse et dont le nom serait par ailleurs associé, avec d’autres, à des rumeurs singulières concernant de prochaines négociations, secrètes puisque inconcevables pour la grande majorité des français, avec l’ennemi. Malheureusement, il n’aura pas le loisir de s’étendre davantage sur le sujet puisqu'il sera abattu la nuit même dans le cimetière de Montmartre, alors qu’il avait donné rendez-vous à nos deux camarades pour en parler plus longuement.
2 juillet
Nous retrouvons les sergents Crane et Price de retour en Picardie, après avoir voyagé en train depuis Paris jusqu’à la gare de la petite ville de Montdidier. Paul Deschanel, en guise de remerciement, a accepté de faire abandonner les poursuites à l’encontre de Marion Vilard et Lucien Cazau et de négocier leur départ pour les États-Unis avec le gouvernement du président américain Woodrow Wilson. Ne pouvant conserver avec eux la malle et son précieux contenu, ainsi que les objets découverts à Hainvillers, nos deux camarades ont décidé d'expédier le tout à Castle Hill - résidence de la famille Crane - avant de rejoindre leur régiment. Au loin, distants de plusieurs dizaines de kilomètres, les combats sont toujours aussi intenses et résonnent dans le lointain. En effet, le 31 mai, après que la dernière offensive allemande ait enfoncé les lignes françaises sur une profondeur de 50 km, entre Noyon et Reims, la 2e Division d’Infanterie Américaine a reçu l’ordre de tenir le secteur de Château-Thierry, tandis que la 1e Division lançait une contre-offensive dès le 5 juin, alors qu'ils longeaient la ligne de front pour rejoindre Courcelles-Epayelles et le lieutenant Reitner. Le 10 juin, les troupes américaines sont parvenus à forcer le sud du bois Belleau et à réduire de nombreuses poches de résistance, faisant des centaines de prisonniers. S’en sont suivis plusieurs jours de combat acharnés, parfois au corps à corps, durant lesquels elles ont été soumises à de violentes contre-attaques, jusqu’à la capitulation, le 26 juin suivant, des derniers soldats allemands retranchés dans le village de Bouresches. Une fois les zones réservées à la gestion des blessés et du ravitaillement franchies, ils atteignent celle dite "des armées", où seuls les soldats mobilisés et actifs sont autorisés à circuler. Les dernières obligations administratives remplies, ils retrouvent enfin leurs compagnons d'armes qui leur apprennent que le peloton a été affecté la veille au camp de prisonniers de guerre qui a été construit à la hâte à environ trois kilomètres du village de Cantigny. Il s'agit d'aménager les lieux au plus vite ; l’état-major souhaite en effet que soient édifiés des baraquements en dur pour remplacer les toiles tendues utilisées jusqu’à présent. Les jours suivants, alors qu'ils s'attèlent à la tâche, ils réalisent avec effroi à quel point les conditions de vie des prisonniers sont catastrophiques : les latrines sont constituées d'une simple tranchée, longue de plusieurs mètres, au-dessus de laquelle ont été placés plusieurs rondins. Il n’y a pas de douches non plus et seuls quelques robinets permettent de se désaltérer et de se laver, à la vue de tous. Le camp ne dispose pas de l’électricité, tandis que la nourriture se fait rare et que le courrier ne semble pas acheminé, ou avec une extrême lenteur. Fort heureusement, ils constatent également que les hommes se sont malgré tout organisés, et que pour faire face au cafard et à l'ennui, ceux qui détiennent une connaissance quelconque s'en servent de manière plus ou moins désintéressée, quand d'autres jouent aux cartes, écrivent à leurs proches, lisent la presse ou font du sport.
Transport d'un Parisgeschütz (canon de Paris), janvier 1918
Transport d'un Parisgeschütz (canon de Paris), janvier 1918
3 juillet
Suite aux accords de Berne du 15 mars 1918, à propos du rapatriement et de l’internement des prisonniers de guerre, des commissions médicales helvètes et espagnoles sillonnent les camps des différents belligérants pour sélectionner des "échangeables" ; des hommes qui finiront leur détention dans un hôpital en Suisse en raison de la gravité de leurs blessures, ou qui seront renvoyés auprès de leurs camarades, sur le front, en échange d’un prisonnier allié ; la plupart du temps, du personnel médical militaire. Or, les sergents Crane et Price ont justement l’occasion d’assister à pareille commission, laquelle doit juger des aptitudes d’un soldat allemand, un dénommé Oskar Blümm, et déterminer si ce dernier est réellement médecin. Et alors que tout parait aller pour le mieux et que l’on prend quelques instants pour délibérer, l’homme montre soudainement des signes évidents de troubles psychiques, affirmant sentir, tout autour de lui, la présence d’un être invisible qu’il désigne comme le "berger". Plus troublant encore, il se comporte l'espace d'un instant comme s’il était subitement devenu sourd de l’oreille droite, alors qu’une partie de son visage se fige, paralysé. C’est à ce moment précis qu’ils découvrent que ses avant-bras, jusque-là dissimulés sous les manches de son uniforme, sont couverts de scarifications, dont certaines récentes. La commission, un temps hésitante, n’a pas d’autre choix que de rejeter sa candidature et de se mettre en quête d’un nouveau postulant, tandis que nos deux amis sont invités à rejoindre leur peloton.
Intrigués, et n’ayant pour l'heure pas grand-chose à faire, ils décident de s’intéresser d'un peu plus près au cas de cet étrange personnage. C’est ainsi qu’ils mettent la main, après l'avoir reconduit à sa tente, sur plusieurs dessins qu'il a réalisé au crayon à papier et qui représentent une silhouette sombre, maligne, penchée sur le corps de jeunes femmes manifestement endormies, tandis que le prénom "Émile", mentionné des dizaines de fois de manière obsessionnelle, sert d'unique décors. Poursuivant leur enquête, ils font la connaissance d'un caporal qui leur confirme avoir remarqué un changement de comportement chez son ancien camarade lors des combats du mois de mai dernier, juste après qu'il ait tenté de sauver un soldat français gravement blessé prénommé Philippe, sans succès. D'après lui, c’est à partir de ce moment précis qu’Oskar a commencé à se plaindre de cauchemars et à sombrer progressivement dans un délire de persécution. L’aumônier du camp, un allemand du nom de Hans Behrens, va encore plus loin et leur révèle ses soupçons, à savoir que le malheureux serait en réalité possédé par l’esprit d’un ancien meurtrier, un certain Joseph Vacher ! Surnommé le "tueur de bergers", il s’agirait d’un soldat français réformé devenu vagabond qui aurait perpétré des dizaines de meurtres et égorgé au moins vingt femmes, avant d’être guillotiné, en décembre 1898, alors qu’il était encore séminariste à Fulda, en Allemagne. S’il se souvient si bien de cette sombre affaire, très suivie par la presse nationale française, c'est qu'elle a également attiré l'attention de nombreux journaux étrangers, y compris outre-Rhin. Et alors que les combats faisaient rage et que son unité était stationnée dans la petite commune d’Étrépilly, où elle s'était solidement retranchée, il a pris le temps de consulter les archives d'un petit journal local, découvrant que le juge d'instruction qui a dirigé le procès s’appelle Émile Fourquet et que le soldat qu’Oskar a tenté de sauver, Philippe, n’est autre que son fils ainé !
17 juin
Prise de remords, la jeune Marion contacte Sebastian et Vincent le lendemain matin et leur avoue avoir accepté une importante somme d’argent de la part d'Étienne Bourgeat dans le seul but d'espionner ses collègues. Sans le sou, elle n’a pu résister, d'autant qu'elle n’aurait jamais imaginé mettre la vie de quelqu’un en danger. Elle poursuit en décrivant le député, qu’elle a eu le loisir de rencontrer dans son hôtel particulier du bois de Boulogne, et dépeint un homme à femme peu enclin à essuyer un refus, infidèle et violent. Il est marié à Françoise Bourgeat Sándor, héritière d’une riche famille de Bosnie-Herzégovine qui n’est sans doute pas étrangère à son ascension fulgurante. Or, le hasard aidant, le couple organise justement une réception le soir même ; c’est l’occasion rêvée pour en apprendre davantage … Une fois sur place, il paraît évident que personne, pas même nos compagnons, ne suspecte quoi que ce soit, alors même que la pauvre Louison est enfermée depuis sa disparition dans les dépendances du domaine, en plein milieu des bois qui entourent la propriété. Une fois au milieu des convives, ils se glissent discrètement dans le bureau du député, richement décoré et surmonté de symboles francs-maçons, et mettent la main sur une série de documents, dont certains rédigés en hongrois. Au même moment, Étienne, pris d’un accès de colère, quitte ses invités pour se rendre aux dépendances, un fusil de chasse cassé sur l’épaule. Nos deux comparses décident d’intervenir et le neutralise à la faveur de l’obscurité … avant de découvrir son terrible secret et de libérer la malheureuse. Ne sachant où aller, ils conviennent de rapporter tout ce qu’ils savent à l’inspecteur Bonnier, et emmènent avec eux le député et sa victime. Sur place, le policier leur révèle qu'il travaille sous couverture pour la brigade régionale de police mobile et qu'il reçoit ses ordres de Paul Deschanel, actuel président de la chambre des députés.
Forts des preuves rapportées du domicile des Bourgeat, conjuguées aux informations déjà recueilles par les hommes de Bonnier, ils lèvent le voile sur ce qui préoccupe tant la chambre des députés et comprennent qu’un certain nombre de ses membres œuvrent à l’organisation prochaine de nouvelles négociations de paix secrètes, lesquelles font suite à une précédente tentative menée en 1917 par Aristide Briand, alors ministre de la Justice et actuel ministre des Affaires étrangères. Pour parvenir à leurs fins, ils ont accepté d’appuyer Georges Clemenceau, président du Conseil des ministres, lequel cherche de son côté à couvrir le général Ferdinand Foch, alors que les mutineries, les grèves et la propagande pacifiste ne cessent de croitre depuis la terrible bataille du Chemin des Dames. Pourtant farouche partisan d'une victoire totale sur l'Empire allemand, il semble disposé à organiser de nouvelles négociations, aussi honteuses soient-elles ; les récents succès allemands sur le front de l’Aisne y sont sans doute pour beaucoup, à l’instar des importantes sommes d’argent que plusieurs membres du gouvernement qu'il a lui-même constitué ont récemment perçu de la part de riches familles austro-hongroises ... Le complot mis à jour, Bonnier s’empresse de faire prévenir Paul Deschanel ; nul doute que ce dernier saura convaincre Clemenceau de mettre un terme définitif aux négociations. C’est le moment précis que Madame Bourgeat choisi pour faire irruption et tenter d’abattre son mari avant de retourner l'arme contre elle, stoppée dans son élan par Vincent, qui sans le savoir, a offert à la France et ses alliés, pourtant inférieurs en nombre et en matériel, l’opportunité de poursuivre la guerre ... et à Paul Deschanel de briguer la présidence de la République quelques années plus tard, après que son principal opposant et actuel président du Conseil des ministres, Clemenceau, bien que très populaire auprès de l'opinion publique, renonce finalement à se présenter.
Prisonniers de guerre allemands, juillet 1918
Georges Clémenceau dans une tranchée, décembre 1917
Georges Clémenceau dans une tranchée, décembre 1917
4 juillet
Piqués dans leur curiosité, nos deux amis conviennent de se séparer afin d’accroître leur chance d'obtenir quelque réponse. C’est ainsi que Sebastian décide de se rendre au camp de Cantigny pour constater ce qu’il est advenu des tumuli et tenter d'en apprendre davantage sur le sort d’Adolf, mis aux arrêts à leur retour de Courcelles-Epayelles et depuis introuvable, tandis que Vincent préfère s’intéresser aux effets personnels des prisonniers. Et alors que le premier croise bientôt la route de trois nouvelles créatures, étrangement calmes, que la simple vue suffit pour le convaincre de rebrousser chemin, le second met la main sur un carnet appartenant à Oskar. Les notes du médecin allemand, rédigées avec moult détails, témoignent de la dureté des combats et des conditions de vie effroyables auxquelles il a été confronté depuis son incorporation, au tout début du conflit, jusqu’à la bataille du bois Belleau de juin dernier et l’attaque du village d’Étrépilly. Et alors qu'il explique comment il a fait aménager l'église du bourg en hôpital de fortune afin d'y accueillir les blessés, ses propos perdent progressivement toute cohérence, à l'instar de son écriture, de moins en moins lisible, jusqu’à devenir totalement incompréhensibles, à l’exception de quelques mots, tout aussi surprenants qu'énigmatiques : "il est parti, me voilà seul parmi des milliers, entouré du vide qui m'écoute". Le lendemain matin, le soleil a cédé la place à un ciel pluvieux qui empêche la poursuite des travaux d’aménagement du camp, comme pour commémorer cette journée patriotique durant laquelle les américains ne sont pas censés travailler. Profitant de l’occasion, ainsi peut-être que de la naïveté du capitaine Thomas, subalterne du commandant Whittlesey, nos deux camarades empruntent un camion militaire et prennent la route en direction d’Étrépilly, à une centaine de kilomètres au nord-est, non loin de la ligne de front, sur les traces d’Oskar Blümm et de Philippe Fourquet. Trois heures plus tard, alors que la pluie redouble d’intensité et qu'ils franchissent le pont qui enjambe la Thérouanne, à l’entrée du village, ils constatent avec effroi que tout, ou presque, a été détruit, exception faite de l’église, miraculeusement épargnée. Pour le reste, des débris en tout genre jonchent le sol et la plupart des maisons sont ravagées.
Sur place, ils font la connaissance de soldats français, dont certains font partie du régiment de Philippe Fourquet. L’un d’eux se souvient très bien du malheureux et leur explique qu’il était obsédé par un étrange dessin dont il ne se séparait jamais. Gravement blessé lors de l'assaut, il le lui a justement confié avant de mourir. Nos camarades parviennent sans grande difficulté à le convaincre de le leur céder ; le sujet, un joueur de flûte dénué de visage et au corps atrophié, réalisé avec force détails, est effectivement aussi étrange qu'envoûtant. Poursuivant leurs investigations, ils fouillent bientôt les locaux dévastés du journal local et découvrent - outre plusieurs articles traitant du procès de Jospeh Vacher - que le dessin est en réalité la reproduction d'une étrange toile réalisée par Jospeh Vacher en personne, après qu'il ait obtenu, quelque temps avant son exécution, l'autorisation de peindre. Sans que l'on sache s'il s'agissait d'un authentique délire ou d'une énième tentative pour se faire passer pour fou, il prétendit qu’il s'agissait d'un "autoportrait" de son frère jumeau. La veille de son exécution, il l’offrit à son avocat, Antoine Chevrier, lequel le transmit à son tour au juge d'instruction Émile Fourquet. Sur le point de quitter les lieux, nos deux amis tombent enfin sur les pages arrachées d’une revue éditée par une galerie d’art lyonnaise. L'une d'entre elles présente trois œuvres exécutées cette fois-ci par Philippe Fourquet et mises en vente en 1911. Outre le style outrancier et irrévérencieux, ce sont surtout les thèmes abordés par ces scènes morbides qui les surprennent : la première évoque un homme décharné assis sur une chaise, tandis que son âme paraît se désincarner et quitter son corps physique, à moins que ce ne soit l’inverse. La seconde, particulièrement violente, figure le cadavre mutilé d’une femme nue, allongée sur le côté, le ventre béant, découpé en lambeaux. La troisième permet quant à elle d’observer les silhouettes émaciées d'une cavalière dénudée qui enlace le corps inerte d’un enfant et de sa monture. Mais alors qu'ils s'apprêtent à reprendre la route, les canons et mortiers ennemis se mettent à pilonner le village sans crier gare et un véritable déluge d’obus s'abat sur eux ! Pris au dépourvu, ils n’ont d’autre choix que de se terrer dans la cave située sous leurs pieds pendant de longues minutes, avant de profiter d'une courte accalmie pour rejoindre leur camion stationné non loin, passant de maison en maison pour rester à couvert, alors que ce qui reste de murs, de portes ou de toits s’effondre avec fracas à mesure qu’ils progressent et qu’un nombre incalculable de projectiles explosent tout autour d’eux en dispersant des gerbes de balles mortelles.
III. Message des tranchées
Juillet à octobre 1918
Soldats français dans les ruines d’Étrépilly, août 1918
2 juillet
Nous retrouvons les sergents Crane et Price de retour en Picardie, après avoir voyagé en train depuis Paris jusqu’à la gare de la petite ville de Montdidier. Paul Deschanel, en guise de remerciement, a accepté de faire abandonner les poursuites à l’encontre de Marion Vilard et Lucien Cazau et de négocier leur départ pour les États-Unis avec le gouvernement du président américain Woodrow Wilson. Ne pouvant conserver avec eux la malle et son précieux contenu, ainsi que les objets découverts à Hainvillers, nos deux camarades ont décidé d'expédier le tout à Castle Hill - résidence de la famille Crane - avant de rejoindre leur régiment. Au loin, distants de plusieurs dizaines de kilomètres, les combats sont toujours aussi intenses et résonnent dans le lointain. En effet, le 31 mai, après que la dernière offensive allemande ait enfoncé les lignes françaises sur une profondeur de 50 km, entre Noyon et Reims, la 2e Division d’Infanterie Américaine a reçu l’ordre de tenir le secteur de Château-Thierry, tandis que la 1e Division lançait une contre-offensive dès le 5 juin, alors qu'ils longeaient la ligne de front pour rejoindre Courcelles-Epayelles et le lieutenant Reitner. Le 10 juin, les troupes américaines sont parvenus à forcer le sud du bois Belleau et à réduire de nombreuses poches de résistance, faisant des centaines de prisonniers. S’en sont suivis plusieurs jours de combat acharnés, parfois au corps à corps, durant lesquels elles ont été soumises à de violentes contre-attaques, jusqu’à la capitulation, le 26 juin suivant, des derniers soldats allemands retranchés dans le village de Bouresches. Une fois les zones réservées à la gestion des blessés et du ravitaillement franchies, ils atteignent celle dite "des armées", où seuls les soldats mobilisés et actifs sont autorisés à circuler. Les dernières obligations administratives remplies, ils retrouvent enfin leurs compagnons d'armes qui leur apprennent que le peloton a été affecté la veille au camp de prisonniers de guerre qui a été construit à la hâte à environ trois kilomètres du village de Cantigny. Il s'agit d'aménager les lieux au plus vite ; l’état-major souhaite en effet que soient édifiés des baraquements en dur pour remplacer les toiles tendues utilisées jusqu’à présent. Les jours suivants, alors qu'ils s'attèlent à la tâche, ils réalisent avec effroi à quel point les conditions de vie des prisonniers sont catastrophiques : les latrines sont constituées d'une simple tranchée, longue de plusieurs mètres, au-dessus de laquelle ont été placés plusieurs rondins. Il n’y a pas de douches non plus et seuls quelques robinets permettent de se désaltérer et de se laver, à la vue de tous. Le camp ne dispose pas de l’électricité, tandis que la nourriture se fait rare et que le courrier ne semble pas acheminé, ou avec une extrême lenteur. Fort heureusement, ils constatent également que les hommes se sont malgré tout organisés, et que pour faire face au cafard et à l'ennui, ceux qui détiennent une connaissance quelconque s'en servent de manière plus ou moins désintéressée, quand d'autres jouent aux cartes, écrivent à leurs proches, lisent la presse ou font du sport.
5 au 8 juillet
Les bombardements, aussi brefs que violents, ressemblent à s’y méprendre à une préparation d’artillerie annonciatrice d’un prochain assaut de l’infanterie ennemie, lequel sera sans aucun doute précédé d’un dernier tir de barrage qui finira de balayer le peu de bâtiments encore debout. Et alors qu'ils constatent que le pont qui enjambait la Thérouanne s'est effondré, frappé par un obus explosif, ils tombent sur un groupe d’une vingtaine de soldats du 23e régiment d’infanterie française, accompagnés de cinq de leurs compatriotes. Tous se sont retranchés au rez-de-chaussée d'une masure aux murs épais de plusieurs dizaines de centimètres et dont le toit, sur lequel a été disposée une étoffe blanche à destination des avions alliés, s’est effondré. Le groupe, dont le moral est au plus bas, est sous le commandement du capitaine Édouard Nothier ; un officier bien décidé à tenir la position coûte que coûte jusqu’à l’arrivée des renforts qu'il a réclamé par le biais d'un dernier pigeon voyageur. Heureux d'accueillir de nouveaux survivants, il leur expose immédiatement la situation ; les munitions sont limitées, ils n‘ont presque plus de vivres et ils n'ont pas non plus d‘équipement permettant d’aménager les lieux pour s’y abriter. Il poursuit en leur expliquant qu’ils sont coupés de leurs arrières et que les tirs semblent provenir d‘une colline située au nord de la commune, à proximité du village de Manœuvre. Supposé être tenu par les américains, le bourg est à un peu moins de cinq kilomètres d'Étrépilly. Tous savent que depuis le 26 juin dernier et la prise du bois Belleau, le front a reculé mais que les lignes restent relativement floues, la faute à une série d'offensives et de contre-offensives des deux camps. Plusieurs saillants importants obligent cependant les allemands, manifestement pressés d'en finir, à maintenir leurs efforts, si bien que personne n’aurait pu imaginer pareille attaque, la cinquième depuis le mois de mars. Elle pourrait bien, cette fois-ci, leur permettre de séparer les armées alliées du nord de celles de l'est et de rejoindre Paris, qu'ils menacent à la fois par la vallée de l'Oise et les vallées de l'Ourcq et de la Marne. Toujours selon l’officier, quelques quatre-vingt-dix hommes étaient présents dans le village juste avant le dernier bombardement, dont les deux-tiers étaient des américains. Ils étaient chargés de préparer le site afin d’accueillir les premiers dépôts en eau potable et en munitions pour les troupes en première ligne qui se battent près des villages d’Oulchy-le-Château, de Vaux et de la cote 204, sur une ligne d’environ 55 kilomètres. Forts de ces explications, nos deux compagnons tentent de le convaincre d’abandonner la position, ce qu’il finit par accepter en donnant l’ordre de se replier en direction du village Belleau, à quelques heures de marche seulement. Profitant d’une nouvelle accalmie, le groupe se met bientôt en route à travers champ afin de rejoindre la seconde ligne américaine qui, secondée par les troupes coloniales françaises, a vaillamment résisté aux derniers assauts de l'ennemi, après que ce dernier soit parvenu à atteindre Reims et qu'il ait entrepris de conquérir le terrain alentour. Arrivés sur place, nos deux amis prennent quelques heures pour se reposer avant de poursuivre leur périple et de s'en retourner à Cantigny. Il leur faudra deux jours d'un trajet éreintant, quoi que facilité par les quelques chariots civils qu’ils ont la chance de croiser, pour rejoindre lur destination. Sains et saufs, ils retrouvent leurs camarades et apprennent, non sans une certaine amertume, le décès d’Oskar Blümm. Le malheureux aura finalement préféré se pendre plutôt que de continuer à affronter les visions qui hantaient ses cauchemars ... c’est du moins ce que leur explique l’aumônier Behrens avant de les inviter à le rejoindre le soir même pour discuter plus longuement.
3 juillet
Suite aux accords de Berne du 15 mars 1918, à propos du rapatriement et de l’internement des prisonniers de guerre, des commissions médicales helvètes et espagnoles sillonnent les camps des différents belligérants pour sélectionner des "échangeables" ; des hommes qui finiront leur détention dans un hôpital en Suisse en raison de la gravité de leurs blessures, ou qui seront renvoyés auprès de leurs camarades, sur le front, en échange d’un prisonnier allié ; la plupart du temps, du personnel médical militaire. Or, les sergents Crane et Price ont justement l’occasion d’assister à pareille commission, laquelle doit juger des aptitudes d’un soldat allemand, un dénommé Oskar Blümm, et déterminer si ce dernier est réellement médecin. Et alors que tout parait aller pour le mieux et que l’on prend quelques instants pour délibérer, l’homme montre soudainement des signes évidents de troubles psychiques, affirmant sentir, tout autour de lui, la présence d’un être invisible qu’il désigne comme le "berger". Plus troublant encore, il se comporte l'espace d'un instant comme s’il était subitement devenu sourd de l’oreille droite, alors qu’une partie de son visage se fige, paralysé. C’est à ce moment précis qu’ils découvrent que ses avant-bras, jusque-là dissimulés sous les manches de son uniforme, sont couverts de scarifications, dont certaines récentes. La commission, un temps hésitante, n’a pas d’autre choix que de rejeter sa candidature et de se mettre en quête d’un nouveau postulant, tandis que nos deux amis sont invités à rejoindre leur peloton.
Intrigués, et n’ayant pour l'heure pas grand-chose à faire, ils décident de s’intéresser d'un peu plus près au cas de cet étrange personnage. C’est ainsi qu’ils mettent la main, après l'avoir reconduit à sa tente, sur plusieurs dessins qu'il a réalisé au crayon à papier et qui représentent une silhouette sombre, maligne, penchée sur le corps de jeunes femmes manifestement endormies, tandis que le prénom "Émile", mentionné des dizaines de fois de manière obsessionnelle, sert d'unique décors. Poursuivant leur enquête, ils font la connaissance d'un caporal qui leur confirme avoir remarqué un changement de comportement chez son ancien camarade lors des combats du mois de mai dernier, juste après qu'il ait tenté de sauver un soldat français gravement blessé prénommé Philippe, sans succès. D'après lui, c’est à partir de ce moment précis qu’Oskar a commencé à se plaindre de cauchemars et à sombrer progressivement dans un délire de persécution. L’aumônier du camp, un allemand du nom de Hans Behrens, va encore plus loin et leur révèle ses soupçons, à savoir que le malheureux serait en réalité possédé par l’esprit d’un ancien meurtrier, un certain Joseph Vacher ! Surnommé le "tueur de bergers", il s’agirait d’un soldat français réformé devenu vagabond qui aurait perpétré des dizaines de meurtres et égorgé au moins vingt femmes, avant d’être guillotiné, en décembre 1898, alors qu’il était encore séminariste à Fulda, en Allemagne. S’il se souvient si bien de cette sombre affaire, très suivie par la presse nationale française, c'est qu'elle a également attiré l'attention de nombreux journaux étrangers, y compris outre-Rhin. Et alors que les combats faisaient rage et que son unité était stationnée dans la petite commune d’Étrépilly, où elle s'était solidement retranchée, il a pris le temps de consulter les archives d'un petit journal local, découvrant que le juge d'instruction qui a dirigé le procès s’appelle Émile Fourquet et que le soldat qu’Oskar a tenté de sauver, Philippe, n’est autre que son fils ainé !
Hiver 1882
Alors qu’ils profitent du repas du soir pour prendre un peu de bon temps avec leurs compagnons d'infortune, les sergents Crane et Price apprennent que leurs récentes allées et venues ne sont pas passées inaperçues et que le jeune prêtre, pour ne citer que ce dernier, a cherché à plusieurs reprises à en apprendre davantage sur eux. Ils comprennent également qu’il a été le dernier à approcher la dépouille d’Oskar Blümm avant qu’elle ne soit rapatriée à Cantigny pour y être enterrée. Se remémorant leur toute première conversation, durant laquelle il n’avait pas hésité à évoquer la théorie saugrenue selon laquelle l'esprit de Joseph Vacher aurait pris possession du corps du malheureux médecin, ils se rendent à l’infirmerie pour y subtiliser quelques ingrédients nécessaires à la confection d'un puissant somnifère, avant de le rejoindre. L’aumônier les accueille sous sa tente, alors qu’un nouvel orage fait son apparition. Soucieux de les mettre à l’aise, il leur propose de partager quelques cigarettes françaises, accompagnées d’un peu d’alcool, si bien que la pièce est rapidement envahie d’une fumée bleuâtre qui s’épaissie à mesure qu’ils discutent. C’est dans cette ambiance insolite qu’il leur confie bientôt s’être toujours intéressé aux phénomènes mystérieux, aux légendes du passé, ce qui lui aurait valu quelques soucis avec les autorités ecclésiastiques. Il aurait également fréquenté de nombreuses bibliothèques et levé le voile, bien malgré lui, sur plusieurs secrets oubliés. Ironiquement, alors qu’il poursuivait ses investigations de son côté, seul, la guerre l’a mis sur le chemin du lieutenant Gerhard Reitner, lequel lui aurait enseigné un savoir qu’il se propose de partager à son tour avec eux, arguant qu'un effroyable danger menace l’humanité toute entière ; un danger "si terrible que les facultés limitées des hommes ne leur permettront jamais de le mesurer totalement, à moins qu’ils acceptent d’observer ce qui existe par-delà ce qu'ils considèrent comme étant la réalité …" D’abord suspicieux, d’autant que la prochaine étape ressemble à s'y méprendre à une banale séance d’hypnose censée les plonger dans un profond sommeil, ils finissent par accepter sa proposition, non sans prendre soin de le ligoter fermement et de le bâillonner pour éviter toute intervention extérieure. Ils avalent ensuite quelques grammes d'une étrange poudre brune au goût amère et à l'odeur âcre qu'il aura préalablement broyée … pour se retrouver quelques instants plus tard dans une calèche stationnée devant l’entrée d’un imposant manoir à l'architecture typiquement élisabéthaine. Interloqués, ils réalisent qu’ils sont recouverts d’une épaisse couverture qui les protège du froid glacial et vêtus de vêtements de voyage en tweed. Le cocher, le visage emmitouflé dans une large écharpe, se tourne alors dans leur direction : "docteur Watson, Monsieur Holmes, bienvenus à Barlhey House." Sans qu’ils parviennent à se l’expliquer, ils se savent en Angleterre, près de Stamford, dans le Cambridgeshire, autrement dit bien loin de l’appartement cossu qu’ils partagent habituellement à Londres, au 221B Baker Street. Le premier, Vincent, de taille moyenne, est doté d’un charme naturel indéniable. Robuste, la mâchoire carrée, le cou épais, il arbore une épaisse moustache, une casquette vissée sur la tête. Son camarade, Sebastian, légèrement plus grand mais également plus maigre, possède pour sa part un visage anguleux, des cheveux noirs et des lèvres minces et fermes. Ses yeux gris et particulièrement vifs jettent un regard satisfait en direction de sa montre à gousset, sur laquelle est accroché le souverain offert par Irène Adler. Avant même de pouvoir échanger quelques mots, les deux hommes sont interpellés par l’inspecteur en chef Thomson, un proche de Sir William Redfield, le propriétaire des lieux. Ce dernier leur explique que la fille unique de son ami, Isabelle, est décédée le matin même au cours d’une partie de chasse organisée pour occuper les relations, parents et amis de la famille. Cavalière expérimentée, elle s’est tuée en chutant de cheval. Son père, incapable d’accepter pareille tragédie, est convaincu qu’elle a été assassinée et a fait appel à la police locale pour démasquer le coupable, qu’il soupçonne être un membre de son entourage. Curieusement, le sort de la malheureuse n’est pas sans rappeler au détective privé celui de "sa" propre grand-mère, Victoria, laquelle a connu un destin similaire quelques mois plus tôt, alors qu’elle se promenait dans la propriété familiale de Newburyport …
Prisonniers de guerre allemands, juillet 1918
Prisonniers de guerre allemands, juillet 1918
Cercle de pierres d'Amesbury, juin 1926
4 juillet
Piqués dans leur curiosité, nos deux amis conviennent de se séparer afin d’accroître leur chance d'obtenir quelque réponse. C’est ainsi que Sebastian décide de se rendre au camp de Cantigny pour constater ce qu’il est advenu des tumuli et tenter d'en apprendre davantage sur le sort d’Adolf, mis aux arrêts à leur retour de Courcelles-Epayelles et depuis introuvable, tandis que Vincent préfère s’intéresser aux effets personnels des prisonniers. Et alors que le premier croise bientôt la route de trois nouvelles créatures, étrangement calmes, que la simple vue suffit pour le convaincre de rebrousser chemin, le second met la main sur un carnet appartenant à Oskar. Les notes du médecin allemand, rédigées avec moult détails, témoignent de la dureté des combats et des conditions de vie effroyables auxquelles il a été confronté depuis son incorporation, au tout début du conflit, jusqu’à la bataille du bois Belleau de juin dernier et l’attaque du village d’Étrépilly. Et alors qu'il explique comment il a fait aménager l'église du bourg en hôpital de fortune afin d'y accueillir les blessés, ses propos perdent progressivement toute cohérence, à l'instar de son écriture, de moins en moins lisible, jusqu’à devenir totalement incompréhensibles, à l’exception de quelques mots, tout aussi surprenants qu'énigmatiques : "il est parti, me voilà seul parmi des milliers, entouré du vide qui m'écoute". Le lendemain matin, le soleil a cédé la place à un ciel pluvieux qui empêche la poursuite des travaux d’aménagement du camp, comme pour commémorer cette journée patriotique durant laquelle les américains ne sont pas censés travailler. Profitant de l’occasion, ainsi peut-être que de la naïveté du capitaine Thomas, subalterne du commandant Whittlesey, nos deux camarades empruntent un camion militaire et prennent la route en direction d’Étrépilly, à une centaine de kilomètres au nord-est, non loin de la ligne de front, sur les traces d’Oskar Blümm et de Philippe Fourquet. Trois heures plus tard, alors que la pluie redouble d’intensité et qu'ils franchissent le pont qui enjambe la Thérouanne, à l’entrée du village, ils constatent avec effroi que tout, ou presque, a été détruit, exception faite de l’église, miraculeusement épargnée. Pour le reste, des débris en tout genre jonchent le sol et la plupart des maisons sont ravagées.
Sur place, ils font la connaissance de soldats français, dont certains font partie du régiment de Philippe Fourquet. L’un d’eux se souvient très bien du malheureux et leur explique qu’il était obsédé par un étrange dessin dont il ne se séparait jamais. Gravement blessé lors de l'assaut, il le lui a justement confié avant de mourir. Nos camarades parviennent sans grande difficulté à le convaincre de le leur céder ; le sujet, un joueur de flûte dénué de visage et au corps atrophié, réalisé avec force détails, est effectivement aussi étrange qu'envoûtant. Poursuivant leurs investigations, ils fouillent bientôt les locaux dévastés du journal local et découvrent - outre plusieurs articles traitant du procès de Jospeh Vacher - que le dessin est en réalité la reproduction d'une étrange toile réalisée par Jospeh Vacher en personne, après qu'il ait obtenu, quelque temps avant son exécution, l'autorisation de peindre. Sans que l'on sache s'il s'agissait d'un authentique délire ou d'une énième tentative pour se faire passer pour fou, il prétendit qu’il s'agissait d'un "autoportrait" de son frère jumeau. La veille de son exécution, il l’offrit à son avocat, Antoine Chevrier, lequel le transmit à son tour au juge d'instruction Émile Fourquet. Sur le point de quitter les lieux, nos deux amis tombent enfin sur les pages arrachées d’une revue éditée par une galerie d’art lyonnaise. L'une d'entre elles présente trois œuvres exécutées cette fois-ci par Philippe Fourquet et mises en vente en 1911. Outre le style outrancier et irrévérencieux, ce sont surtout les thèmes abordés par ces scènes morbides qui les surprennent : la première évoque un homme décharné assis sur une chaise, tandis que son âme paraît se désincarner et quitter son corps physique, à moins que ce ne soit l’inverse. La seconde, particulièrement violente, figure le cadavre mutilé d’une femme nue, allongée sur le côté, le ventre béant, découpé en lambeaux. La troisième permet quant à elle d’observer les silhouettes émaciées d'une cavalière dénudée qui enlace le corps inerte d’un enfant et de sa monture. Mais alors qu'ils s'apprêtent à reprendre la route, les canons et mortiers ennemis se mettent à pilonner le village sans crier gare et un véritable déluge d’obus s'abat sur eux ! Pris au dépourvu, ils n’ont d’autre choix que de se terrer dans la cave située sous leurs pieds pendant de longues minutes, avant de profiter d'une courte accalmie pour rejoindre leur camion stationné non loin, passant de maison en maison pour rester à couvert, alors que ce qui reste de murs, de portes ou de toits s’effondre avec fracas à mesure qu’ils progressent et qu’un nombre incalculable de projectiles explosent tout autour d’eux en dispersant des gerbes de balles mortelles.
Été 1901
Nos deux comparses s’intéressent tout naturellement aux membres de la famille présents lors de l’accident, ainsi qu’aux invités et aux domestiques. Le détective, doté d’un esprit d’analyse couplé d’un sens de l’observation remarquable pour tout ce qui peut l'aider à résoudre des crimes en général, comprend que l’un des convives, le jeune Alan Bates, fils ainé d’une prestigieuse famille de la région, entretenait une relation secrète avec la défunte. Il devine également que l’une des domestiques, la jeune et jolie Julia, n'est autre que la maîtresse de Sir William Redfield. De son côté, Watson entreprend d’ausculter la dépouille d'Isabelle. C’est ainsi, alors qu’ils sont tous deux réunis devant le corps sans vie de la malheureuse, qu’ils découvrent qu’elle était enceinte de plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois. Elle présente également de nombreuses traces accréditant la thèse de l’accident. Fait plus étrange, une forte odeur de terre humide, mélangée à celles de la paille et du crottin de cheval, se dégage du cadavre, comme autant d’indices menant tout droit vers les écuries, où ils décident de se rendre sans tarder. Sur le chemin, ils prennent malgré tout le temps d’interroger le jeune Bates qui leur confirme leur relation et le fait qu’Isabelle était bien enceinte. Ils apprennent à cette occasion que le cheval, une pouliche de quatre ans prénommée Irène, a été abattue sur ordre de Sir William Redfield. Une fois sur place, ils ont tôt fait de retourner le foin présent dans le box vide et de découvrir l’existence d’une trappe, laquelle donne sur un escalier qui s’enfonce dans les profondeurs. Chacun d’entre eux emprunte l’étroit passage et descend très exactement soixante-dix marches de pierre, au pied desquelles se trouve une petite porte qui donne à son tour sur une caverne dans laquelle brûle un feu de bois. Au fond de la pièce, ils distinguent deux portes ; celle de gauche est entrebâillée et s'ouvre sur un second couloir, tandis que la deuxième, d’où s’échappe une litanie provenant sans doute d’un mécanisme musical à manivelle, est verrouillée. Devant l’âtre, ils peuvent observer une table sur laquelle est posé un revolver à broches datant de la guerre Franco-Prussienne de 1870 ; un six coups dont le barillet ne compte plus que cinq balles et dont le canon dégage une forte odeur de poudre.
Bien décidés à comprendre ce que tout cela peut bien signifier, ils décident de poursuivre plus avant et empruntent le second couloir. Ce dernier mène à une nouvelle la porte, qu’ils franchissent sans hésiter, avant d’atterrir dans une vaste clairière, à l’orée du bois qui entoure la résidence des Redfield, à ceci près qu’ils ne sont plus à Burghley House. Vincent croit en effet reconnaitre les lieux, d’autant qu’ils sont désormais âgés d’une dizaine d’années ; ils sont toujours en Angleterre, mais à Avebury, dans le Wiltshire. Ses parents, qui se rendaient régulièrement à Amesbury pour les vacances d’été, une ville située non loin du site préhistorique de Stonehenge, l’ont à plusieurs reprises confié aux sœurs de la Fraternité afin qu’il côtoie des enfants de son âge. Quelque peu désorientés, ne sachant quoi faire, ils décident finalement de fouiller les lieux en quête d'éventuels indices à propos de l’accident qui a couté la vie à la jeune Isabelle. Et contre toute attente, alors qu’ils se trouvent non loin d’une immense demeure entourée d’un parc parfaitement entretenu, ils mettent à jour une cachette permettant d’attendre discrètement le passage de la cavalière et de sa monture. De quoi s’intéresser aux propriétaires de la maison, lesquels ont peut-être entendu ou vu quelque chose. Arrivés à proximité de la bâtisse, ils découvrent un gigantesque labyrinthe de buis, réalisé sur le modèle de ceux qui existent dans nombre de propriétés britanniques. Irrémédiablement attirés, ils s’enfoncent bientôt dans les méandres du dédale végétal, cependant que leurs esprits juvéniles commencent à leur jouer des tours. Mais alors qu’ils se croient perdus, que les haies sont devenues des murs infranchissables et que la nuit commence à tomber, ils entendent les pleurs d’un jeune garçon. Guidés par les sanglots, ils parviennent non sans mal à rejoindre le petit Anthony, prostré dans un recoin, en proie à une intense peur. À quelques pas de lui, un autre enfant les scrute, le visage en partie arraché par un tir d’arme à feu. Et tandis qu’il se tourne lentement vers eux, il demande d’une voix sépulcrale : "pourquoi ?" Face à pareille vision, ils sont saisis d’horreur et fuient à toutes jambes, alors que la pluie tombe désormais à verse. Par chance, ils parviennent à sortir du labyrinthe et traversent le parc en direction des bois tout proches. Poursuivis par la créature, ils n’ont cependant d’autre choix que de se terrer dans les fourrés afin de lui échapper et de s’abriter par la même occasion de la pluie et du froid. Blottis l'un contre l'autre, effrayés, épuisés, ils finissent par s’endormir … avant de se réveiller au petit matin, désorientés mais vivants. Leur poursuivant disparu, ils décident de retourner au camp des religieuses. C’est alors qu’ils entendent le bruit sourd de sabots lancés à pleine vitesse. N’écoutant que son courage, Vincent s’extirpe de la cachette, à l’orée du bois, et tombe nez à nez avec un cheval au galop. Surprise, la monture se cabre, faisant lourdement chuter sa cavalière. Aucun de nos deux amis n’a le temps de réagir, d'autant qu'ils se réveillent une nouvelle fois, en présence cette fois-ci d’Hens Berens. L’esprit embrumé, à l’instar de la tente de l’aumônier, toujours envahie d’une épaisse fumée bleuâtre, ils laissent derrière eux le comté de Wiltshire et rejoignent le Monde de l'Éveil …
Soldats français dans les ruines d’Étrépilly, août 1918
Soldats français dans les ruines d’Étrépilly, août 1918
Offensive Meuse-Argonne, septembre à novembre 1918
5 au 8 juillet
Les bombardements, aussi brefs que violents, ressemblent à s’y méprendre à une préparation d’artillerie annonciatrice d’un prochain assaut de l’infanterie ennemie, lequel sera sans aucun doute précédé d’un dernier tir de barrage qui finira de balayer le peu de bâtiments encore debout. Et alors qu'ils constatent que le pont qui enjambait la Thérouanne s'est effondré, frappé par un obus explosif, ils tombent sur un groupe d’une vingtaine de soldats du 23e régiment d’infanterie française, accompagnés de cinq de leurs compatriotes. Tous se sont retranchés au rez-de-chaussée d'une masure aux murs épais de plusieurs dizaines de centimètres et dont le toit, sur lequel a été disposée une étoffe blanche à destination des avions alliés, s’est effondré. Le groupe, dont le moral est au plus bas, est sous le commandement du capitaine Édouard Nothier ; un officier bien décidé à tenir la position coûte que coûte jusqu’à l’arrivée des renforts qu'il a réclamé par le biais d'un dernier pigeon voyageur. Heureux d'accueillir de nouveaux survivants, il leur expose immédiatement la situation ; les munitions sont limitées, ils n‘ont presque plus de vivres et ils n'ont pas non plus d‘équipement permettant d’aménager les lieux pour s’y abriter. Il poursuit en leur expliquant qu’ils sont coupés de leurs arrières et que les tirs semblent provenir d‘une colline située au nord de la commune, à proximité du village de Manœuvre. Supposé être tenu par les américains, le bourg est à un peu moins de cinq kilomètres d'Étrépilly. Tous savent que depuis le 26 juin dernier et la prise du bois Belleau, le front a reculé mais que les lignes restent relativement floues, la faute à une série d'offensives et de contre-offensives des deux camps. Plusieurs saillants importants obligent cependant les allemands, manifestement pressés d'en finir, à maintenir leurs efforts, si bien que personne n’aurait pu imaginer pareille attaque, la cinquième depuis le mois de mars. Elle pourrait bien, cette fois-ci, leur permettre de séparer les armées alliées du nord de celles de l'est et de rejoindre Paris, qu'ils menacent à la fois par la vallée de l'Oise et les vallées de l'Ourcq et de la Marne. Toujours selon l’officier, quelques quatre-vingt-dix hommes étaient présents dans le village juste avant le dernier bombardement, dont les deux-tiers étaient des américains. Ils étaient chargés de préparer le site afin d’accueillir les premiers dépôts en eau potable et en munitions pour les troupes en première ligne qui se battent près des villages d’Oulchy-le-Château, de Vaux et de la cote 204, sur une ligne d’environ 55 kilomètres. Forts de ces explications, nos deux compagnons tentent de le convaincre d’abandonner la position, ce qu’il finit par accepter en donnant l’ordre de se replier en direction du village Belleau, à quelques heures de marche seulement. Profitant d’une nouvelle accalmie, le groupe se met bientôt en route à travers champ afin de rejoindre la seconde ligne américaine qui, secondée par les troupes coloniales françaises, a vaillamment résisté aux derniers assauts de l'ennemi, après que ce dernier soit parvenu à atteindre Reims et qu'il ait entrepris de conquérir le terrain alentour. Arrivés sur place, nos deux amis prennent quelques heures pour se reposer avant de poursuivre leur périple et de s'en retourner à Cantigny. Il leur faudra deux jours d'un trajet éreintant, quoi que facilité par les quelques chariots civils qu’ils ont la chance de croiser, pour rejoindre lur destination. Sains et saufs, ils retrouvent leurs camarades et apprennent, non sans une certaine amertume, le décès d’Oskar Blümm. Le malheureux aura finalement préféré se pendre plutôt que de continuer à affronter les visions qui hantaient ses cauchemars ... c’est du moins ce que leur explique l’aumônier Behrens avant de les inviter à le rejoindre le soir même pour discuter plus longuement.
IV. Seuls parmi des milliers
Novembre à Décembre 1918
Hiver 1882
Alors qu’ils profitent du repas du soir pour prendre un peu de bon temps avec leurs compagnons d'infortune, les sergents Crane et Price apprennent que leurs récentes allées et venues ne sont pas passées inaperçues et que le jeune prêtre, pour ne citer que ce dernier, a cherché à plusieurs reprises à en apprendre davantage sur eux. Ils comprennent également qu’il a été le dernier à approcher la dépouille d’Oskar Blümm avant qu’elle ne soit rapatriée à Cantigny pour y être enterrée. Se remémorant leur toute première conversation, durant laquelle il n’avait pas hésité à évoquer la théorie saugrenue selon laquelle l'esprit de Joseph Vacher aurait pris possession du corps du malheureux médecin, ils se rendent à l’infirmerie pour y subtiliser quelques ingrédients nécessaires à la confection d'un puissant somnifère, avant de le rejoindre. L’aumônier les accueille sous sa tente, alors qu’un nouvel orage fait son apparition. Soucieux de les mettre à l’aise, il leur propose de partager quelques cigarettes françaises, accompagnées d’un peu d’alcool, si bien que la pièce est rapidement envahie d’une fumée bleuâtre qui s’épaissie à mesure qu’ils discutent. C’est dans cette ambiance insolite qu’il leur confie bientôt s’être toujours intéressé aux phénomènes mystérieux, aux légendes du passé, ce qui lui aurait valu quelques soucis avec les autorités ecclésiastiques. Il aurait également fréquenté de nombreuses bibliothèques et levé le voile, bien malgré lui, sur plusieurs secrets oubliés. Ironiquement, alors qu’il poursuivait ses investigations de son côté, seul, la guerre l’a mis sur le chemin du lieutenant Gerhard Reitner, lequel lui aurait enseigné un savoir qu’il se propose de partager à son tour avec eux, arguant qu'un effroyable danger menace l’humanité toute entière ; un danger "si terrible que les facultés limitées des hommes ne leur permettront jamais de le mesurer totalement, à moins qu’ils acceptent d’observer ce qui existe par-delà ce qu'ils considèrent comme étant la réalité …" D’abord suspicieux, d’autant que la prochaine étape ressemble à s'y méprendre à une banale séance d’hypnose censée les plonger dans un profond sommeil, ils finissent par accepter sa proposition, non sans prendre soin de le ligoter fermement et de le bâillonner pour éviter toute intervention extérieure. Ils avalent ensuite quelques grammes d'une étrange poudre brune au goût amère et à l'odeur âcre qu'il aura préalablement broyée … pour se retrouver quelques instants plus tard dans une calèche stationnée devant l’entrée d’un imposant manoir à l'architecture typiquement élisabéthaine. Interloqués, ils réalisent qu’ils sont recouverts d’une épaisse couverture qui les protège du froid glacial et vêtus de vêtements de voyage en tweed. Le cocher, le visage emmitouflé dans une large écharpe, se tourne alors dans leur direction : "docteur Watson, Monsieur Holmes, bienvenus à Barlhey House." Sans qu’ils parviennent à se l’expliquer, ils se savent en Angleterre, près de Stamford, dans le Cambridgeshire, autrement dit bien loin de l’appartement cossu qu’ils partagent habituellement à Londres, au 221B Baker Street. Le premier, Vincent, de taille moyenne, est doté d’un charme naturel indéniable. Robuste, la mâchoire carrée, le cou épais, il arbore une épaisse moustache, une casquette vissée sur la tête. Son camarade, Sebastian, légèrement plus grand mais également plus maigre, possède pour sa part un visage anguleux, des cheveux noirs et des lèvres minces et fermes. Ses yeux gris et particulièrement vifs jettent un regard satisfait en direction de sa montre à gousset, sur laquelle est accroché le souverain offert par Irène Adler. Avant même de pouvoir échanger quelques mots, les deux hommes sont interpellés par l’inspecteur en chef Thomson, un proche de Sir William Redfield, le propriétaire des lieux. Ce dernier leur explique que la fille unique de son ami, Isabelle, est décédée le matin même au cours d’une partie de chasse organisée pour occuper les relations, parents et amis de la famille. Cavalière expérimentée, elle s’est tuée en chutant de cheval. Son père, incapable d’accepter pareille tragédie, est convaincu qu’elle a été assassinée et a fait appel à la police locale pour démasquer le coupable, qu’il soupçonne être un membre de son entourage. Curieusement, le sort de la malheureuse n’est pas sans rappeler au détective privé celui de "sa" propre grand-mère, Victoria, laquelle a connu un destin similaire quelques mois plus tôt, alors qu’elle se promenait dans la propriété familiale de Newburyport …
23 novembre
À compter de l’été 1918, la situation militaire sur le front de l’ouest s’est progressivement inversée : certes, les troupes allemandes comptent encore plus de 200 divisions, mais les meilleures d’entre-elles se sont usées dans les récentes offensives de printemps, alors que la seule armée américaine grossit au rythme de 250 000 hommes par mois et compte désormais près d'un million de soldats en état de combattre. Conscients de leur supériorité, les alliés vont bientôt tenter de réduire les poches de résistance ennemies formées au gré des derniers assauts, et qui obligent par ailleurs les allemands à maintenir leurs efforts. Ainsi, du 12 au 14 septembre, une attaque franco-américaine réduit le saillant de Saint-Mihiel, dans la Meuse ; les allemands perdent en moins de deux jours tout le terrain conquis quatre ans plus tôt, ainsi que 13 200 prisonniers et 460 canons. S’en suit une offensive générale, laquelle est déclenchée le 26 septembre, sur un front de près de 350 km : 500 000 américains, 100 000 français, 2 780 pièces d'artillerie, 380 chars et 840 avions repoussent l’armée allemande au-delà du département de la Meuse, alors qu’elle tentait d’atteindre Verdun pour désorganiser la logistique alliée. Cette nouvelle bataille, la dernière du conflit, accélère finalement la fin de la guerre : le 28 septembre, l’Allemagne entame des négociations de paix avec le président américain Wilson, jugé plus accommodant que les dirigeants franco-britanniques, alors même que l’agitation révolutionnaire qui gagne le pays effraie les officiers impériaux ; tous redoutent en effet de subir le même sort que la Russie, en pleine révolution, et la défaite semble finalement moins grave que le bolchevisme. Les conditions sont jugées acceptables et des émissaires se présentent devant les lignes françaises. Le délai pour l’acceptation étant de trois jours, les combats continuent jusqu’au 11 novembre, date à laquelle l'armistice est officiellement signé et les clairons peuvent enfin sonner la fin de la guerre.
De son côté, le 28e régiment d'infanterie des sergents Crane et Price quitte le camp de Cantigny à la fin du mois de juillet pour rejoindre le reste de la 1e Division d'Infanterie Américaine, engagé sur le front de la Marne, entre Soissons et Reims. Mais alors qu’ils franchissent la Vesle le 3 août, en direction de "la cité des rois", les hommes de la compagnie Keystone participent à la prise de la commune de Fismes, perdant et reprenant cette dernière à cinq reprises, au corps à corps, face aux lance-flammes des unités d’élite ennemies, les Stosstruppen. Seuls sept survivants retrouveront le reste du régiment, lequel a poursuivi sa marche pour assurer la liaison entre les troupes en première ligne et l’arrière, à mesure que le front progressait … ce qui explique d’ailleurs pourquoi nos deux compagnons n’ont jamais plus eu l’occasion de combattre, puisque affectés à l’approvisionnement des troupes en matériels, munitions, armes et ravitaillements de toutes sortes en provenance des camps, des ports et des gares aménagés pour l’occasion. Le 10 août, la 1e Division d'Infanterie Américaine intègre finalement la 1e Armée Américaine ; l'engagement des troupes américaines dans des opérations indépendantes est désormais acquis. L'offensive Meuse-Argonne qui suit constitue leur plus grande victoire durant le conflit, en cela qu’elle pousse l'Allemagne à la défaite finale et permet dans le même temps aux États-Unis d’acquérir le rang de grande puissance. Mais très vite, la fureur des combats laisse la place à un flot continu de centaines de milliers d’hommes qu’il faut renvoyer chez eux. C’est ainsi que nos deux camarades rejoignent finalement le port de Brest, principal lieu de débarquement et de réembarquement des troupes américaines et quartier-général de l'US Navy.
Quelques jours seulement après leur arrivée, alors qu’ils prennent un peu de repos dans l’un des nombreux bars de la rade, ils retrouvent le capitaine Carter qui leur confi vouloir rester en France après sa démobilisation … avant de leur demander un dernier petit "service", à savoir se rendre dans la bourgade de Guilers, à quelques kilomètres dans les terres ; un petit village paisible où, selon lui, Gerhard Reitner a découvert les deux gardes d'épées scandinaves ainsi que la copie du Liber Ivonis et la mystérieuse clef qu’ils ont retrouvé à Hainvillers. Sans doute son ami aura-t-il pris soin de les cacher dans un endroit connu de lui seul avant que le conflit n’éclate, pensant revenir les récupérer quelques mois plus tard, une fois la victoire acquise, ou accompagné de ses compatriotes. S’il concède volontiers ne pas savoir ce qu'il pouvait bien chercher, il reste cependant persuadé qu’il n’a pas eu le temps de mener à bien ses travaux, pressé par le temps et son ordre de mobilisation …
Rade du port de Brest, septembre 1918
Cercle de pierres d'Amesbury, juin 1926
Cercle de pierres d'Amesbury, juin 1926
24 novembre
Le lendemain matin, nos deux camarades empruntent contre une dizaine de francs la voiture d'un brestois et se rendent sans tarder dans la paisible bourgade située dans l’arrière-pays. Édifiée sur un minuscule massif montagneux qui surplombe la péninsule armoricaine et la ville de Brest, elle est plongée dans un décor presque irréel, ceinte entre des tourbières sauvages à perte de vue et le bois de Keroual. Une seule route permet d’y accéder, laquelle rallie également les bourgades voisines de Saint-Renan et de Bohars. Le village paraît n’avoir jamais été autre chose qu’un lieu anodin et ne doit pas compter plus de deux milles âmes. Pourtant, dès leur arrivée, ils sont surpris par la violence des bourrasques de vent en provenance de la mer qui le balaient sans discontinuer. Manifestement coutumiers du fait, les habitants ont pris l'habitude d'accrocher d’étonnantes flûtes éoliennes sur leur toit ou dans leur jardin afin d’ajouter des mélodies étranges aux bruissements ininterrompus. L’église du village elle-même, consacrée à Saint Valentin, un moine ayant souffert le martyre à Rome durant la seconde moitié du IIIe siècle, en possède une, taillée dans la pierre de son clocher, ce qui laisse à penser que cette tradition singulière existe depuis fort longtemps. Confortablement installés dans l’unique auberge, ils conviennent de s’accorder quelques minutes de repos avant de se retrouver pour le déjeuner.
Une demi-heure plus tard, sans nouvelle de son ami, Sebastian décide de rejoindre Vincent dans sa chambre, et le trouve profondément endormi, quoi qu'agité, avant de se réveiller d’un bond. Un instant désorienté, il reprend progressivement ses esprits et lui dépeint aussitôt les jours passés à parcourir les tourbières environnantes à la recherche d’un obscur caveau enfoui sous le village, avant d’assister, depuis le cœur de la mêlée, à une violente bataille opposant des guerriers bretons et vikings. Les envahisseurs étaient accompagnés d’une horrible créature qui ressemblait à une pieuvre gigantesque. Dotée d’un corps allongé et gluant comme celui d’un ver, elle avançait en produisant un hululement affreux, semblant obéir à une silhouette sibylline qui brandissait une pierre rougeoyante. Après avoir traversé le champ de bataille sans que quiconque ne prête attention à eux, comme irrémédiablement attirés par l’étrange artefact, ils ont pu admirer l’espace d’un instant le visage délicat d’une splendide jeune femme enveloppée dans un long manteau de fourrures noires, un bloc de granit rouge incandescent dans la main gauche … avant qu’un groupe de cavaliers bretons n’enfonce les lignes de cette armée de lémures pour fondre sur elle et l’occire, les renvoyant avec force dans notre Monde.
Forts de toutes ces indications, aussi singulières que confuses, nos deux investigateurs décident de se mettre sans tarder à la recherche du l’étrange caveau, qu’ils trouvent effectivement quelques heures plus tard à l’extrémité d’un escalier inachevé taillé le long du massif montagneux. Poursuivant leur enquête, ils apprennent que ce dernier a été réalisé en 1875, avant de s’effondrer partiellement en juillet 1912, des suites d’un léger tremblement de terre, si bien que le service culturel de la ville de Brest, après de brefs travaux de soutènement, en a interdit l’accès. Ils déterminent également que c’est l’abbé Desson-de-Saint-Aignan, connu pour la réalisation d’un ouvrage similaire à Bénouville, en Normandie, qui en est à l’origine. Une légende locale raconte même que ce second édifice a été imaginé en guise de pénitence après que l’abbé, connu pour sa droiture et son exemplarité, ait ordonné l’arrêt des travaux suite à une mystérieuse découverte. En parallèle, ils comprennent que l’église du village a été bâtie au XVIe siècle, sur l'emplacement d’une ancienne chapelle datant pour sa part de la première moitié du XIIIe siècle, vers 1230. Accompagnés du père Simon, l’unique prêtre qui officie encore de temps en temps à la demande de la population locale, ils mettent à jour, au centre de la nef, les fondations d’un oratoire du IXe siècle destiné à invoquer la protection divine. Excité par cette découverte, l’homme de foi, également responsable d’un grand nombre de paroisses de l’arrière-pays ainsi que de quelques bâtiments secondaires, comme la chapelle de Guilers, se propose de contacter certains de ses plus proches amis afin de les aider, d’autant qu’ils apprennent également que l’ancienne chapelle était consacrée à Saint Boniface, connu comme "l’apôtre de l'Allemagne". Assassiné en 754, son tombeau repose aujourd’hui encore dans l’abbaye bénédictine de la ville de Fulda, célèbre pour sa bibliothèque de manuscrits datant de l'époque carolingienne. Or, l’aumônier allemand Hans Behrens y a justement fait son séminaire, parcourant ses rayonnages avec assiduité, parfois contre l’avis même des autorités ecclésiastiques.
25 novembre
Continuant leurs recherches, Sebastian et Vincent réalisent bientôt que si le bourg de Guilers n'était manifestement qu'une grosse ferme durant la seconde moitié du IXe siècle, à l’époque où les invasions vikings étaient particulièrement fréquentes, il fut également le témoin d’une bataille qui opposa les scandinaves aux troupes bretonnes de Judicaël, prince de Poher, et d’Alain, comte de Vannes et de Nantes. Jusqu’à lors ennemis suite à la mort de leur père respectif, tous deux prétendants au trône de Bretagne, les deux hommes ont finalement décidé de s’allier pour préserver leurs chances et sauver leur royaume du danger … De cet épisode, l’histoire n’a cependant retenu que la mort de Judicaël, lequel fit "par milliers un carnage de ses ennemis" avant d’être tué dans un ultime assaut, tandis qu’Alain s’était rué à son tour dans la bataille, non sans faire "vœux que s'il arrivait à vaincre ses adversaires par le secours divin, il destinerait à Dieu et à Saint-Pierre de Rome la dixième partie de tous ses biens". En réalité, une partie des vikings, défaits une première fois lors de la bataille de Questembert, dans le Morbihan, avait déjà rejoint ses navires sur la Vilaine, tandis qu'un petit groupe tenta effectivement de rallier d'autres clans, installés plus au nord. Pourchassés par les troupes du nouveau roi, désormais sans rival, ils franchirent l’Élorn, qui sépare les pays bretons du Léon et de la Cornouaille, avant d’être rattrapés et exterminés lors d’un nouvel affrontement, depuis oublié. La Bretagne sauvée, les vainqueurs ne purent détruire la créature, pourtant réduite à l’état de simple larve, se contentant de l'enterrer à l'emplacement où naîtra le village, des siècles plus tard. Plusieurs prêtres chrétiens appelés en renfort confectionnèrent un caveau destiné à la maintenir en sommeil, lequel est depuis protégé par un rituel qui nécessite un sifflement continuel. Respectant son engagement, Alain finança l'édification d'un oratoire que les prêtres firent surmonter d'une flûte éolienne. L'Église conserva jusqu'au milieu du XIXe siècle des traces assez précises sur la nature particulière du site. À chaque construction ou réfection de l'oratoire, qui devient une chapelle puis une église, l'évêché intervint pour faire installer une flûte éolienne, sans fournir la moindre explication. La Révolution l’obligea cependant à se débarrasser de ces archives gênantes, alors même que les demandes sortant de l'ordinaire éveillaient de plus en plus la suspicion des autorités laïques. En 1871, il fut finalement décidé de transférer le tout au village de Bénouville, en Normandie. C’est l’abbé Desson, arrivé à Guilers en 1873, qui fut désigné pour organiser toute l’opération. L’homme de foi, jusqu’à lors jovial et apprécié de ses paroissiens, s’exécuta sans discuter. Mais les mois suivants, il changea progressivement de comportement et se renferma sur lui-même, parcourant les tourbières de jour comme de nuit … jusqu’à ce qu’il finisse par ordonner la construction de l’escalier, en 1875. Nos deux comparses comprennent que les travaux ont sûrement permis à l’abbé d'accéder au caveau. Une première grille fut posée en 1876, sur ses instructions, laquelle a été remplacée des suites du tremblement de terre de juillet 1912.
Une fois n’est pas coutume, ils découvrent l’existence d’un ancien puits qui permettrait d’atteindre le tombeau sans avoir à s'aventurer dans la galerie latérale et dont les habitants actuels ne savent rien. Creusé dans la cave de l’une des masures du village, son accès serait muré et marqué par un symbole chrétien ; seul problème, ils ignorent quelle bâtisse est concernée. C’est alors que le père Simon leur fait part d’une nouvelle information : l’un de ses amis aurait trouvé, parmi la multitude d’ouvrages regroupés à la bibliothèque communale de Brest, en partie constituée des collections de l'Abbaye de Saint-Mathieu, des Carmes de Brest et des Capucins de Recouvrance, l’existence d’un surprenant document. Rédigé à Verdun en 843, il revient sur la division de l'empire carolingien en trois royaumes, qualifiés par les historiens de Francie occidentale, Francie orientale et Francie médiane. Deux annotations ont récemment été ajoutées à la marge dudit texte, rédigé par un chroniqueur de l’époque qui rapporte le déroulement d’une bataille opposant les vikings aux princes bretons Judicaël et Alain ; la première évoque la présence d’un "serviteur de Nyarlathotep", tandis que la seconde fait mention d’une pierre magique rougeoyante, qualifiée de "pierre du Chaos rampant". Si l’homme d’église, tout comme son ami d’ailleurs, n’a aucune idée du sens à donner à pareilles apostilles, nos deux camarades sont de leur côté persuadés qu'il s'agit là d'une preuve du passage de Gerhard Reitner, convaincu de l’existence de forces ignorées de tous œuvrant pour semer la destruction et non pas, dans ce cas précis, de simples faits d’hommes du nord qui auraient profité des luttes intestines entre les trois empereurs carolingiens pour multiplier les pillages. Au même moment, un groupe de cultistes danois, lequel a mis plusieurs décennies avant de localiser l’endroit exact où a été enterrée l’horrible créature, décide de passer à l'action afin de la récupérer. Certes, la fréquence avec laquelle les touristes scandinaves ont visité l’église de Guilers ces dernières années n’a pas manqué d’intriguer nos deux amis, mais il y avait plus important à leurs yeux. Pour autant, finalement conscients du danger, ils comprennent bien vite que ces nouveaux voyageurs appartiennent en réalité à une extrémité dégénérée d'un ancien culte viking. En possession d'un parchemin druidique capable de faire cesser le vent, ces derniers ont quant à eux élaboré un plan relativement simple : la nuit tombée, un premier groupe rejoint le port de Brest et dérobe un bateau de pêche avant de jeter l’ancre au milieu des flots, à mi-chemin entre le rivage et l’île de Molène, et d’entamer le rituel. De son côté, un second groupe coupe les deux lignes téléphoniques qui relient le village à la civilisation, alors que l'absence soudaine de vent se fait immédiatement ressentir. Équipés d’une camionnette, de rondins de bois, de cordes et autres poulies, ils entreprennent ensuite d’extraire la créature depuis le puits abandonné en s’attaquant au mur qui en protège l’accès.
Nos deux investigateurs profitent de l’occasion pour intervenir, tuant deux d’entre eux et blessant les deux autres, avant de les ligoter. En sécurité, ils s'empressent de descendre et rejoignent une grotte en partie maçonnée dans laquelle repose un imposant sarcophage de granit recouvert par plusieurs centimètres de poussière, ainsi qu'une caisse métallique abandonnée sur place. Munie d'un verrou rudimentaire, elle a manifestement été vidée de son contenu récemment, car on peut encore distinguer les traces laissées par deux gardes d'épées et des documents. N’en pouvant plus, nos deux explorateurs forcent le caveau et découvrent une larve inerte mesurant un peu moins d’un mètre de long pour une soixantaine de centimètres de diamètre, sorte de formation minérale sphérique protégée par une épaisse coquille. De retour à l’air libre, ils se débarrassent des corps des deux danois et chargent les blessés ainsi que leur matériel dans la camionnette, avant de condamner l’entrée du puits et d’effacer minutieusement toute trace de leur passage. C’est alors qu’ils distinguent, non sans un certain réconfort, les mélodies étranges des flûtes éoliennes se mêler aux bruissements des arbres du bois de Keroual tout proche, alors que des bourrasques en provenance de la mer balaient à nouveau le hameau. Bien décidés à garder pour eux cette sinistre découverte, ils conviennent de faire le nécessaire pour organiser son rapatriement en toute discrétion une fois rentrés aux États-Unis et quittent les lieux sans demander leur reste aux cultistes restés en mer.
Été 1901
Nos deux comparses s’intéressent tout naturellement aux membres de la famille présents lors de l’accident, ainsi qu’aux invités et aux domestiques. Le détective, doté d’un esprit d’analyse couplé d’un sens de l’observation remarquable pour tout ce qui peut l'aider à résoudre des crimes en général, comprend que l’un des convives, le jeune Alan Bates, fils ainé d’une prestigieuse famille de la région, entretenait une relation secrète avec la défunte. Il devine également que l’une des domestiques, la jeune et jolie Julia, n'est autre que la maîtresse de Sir William Redfield. De son côté, Watson entreprend d’ausculter la dépouille d'Isabelle. C’est ainsi, alors qu’ils sont tous deux réunis devant le corps sans vie de la malheureuse, qu’ils découvrent qu’elle était enceinte de plusieurs semaines, peut-être même plusieurs mois. Elle présente également de nombreuses traces accréditant la thèse de l’accident. Fait plus étrange, une forte odeur de terre humide, mélangée à celles de la paille et du crottin de cheval, se dégage du cadavre, comme autant d’indices menant tout droit vers les écuries, où ils décident de se rendre sans tarder. Sur le chemin, ils prennent malgré tout le temps d’interroger le jeune Bates qui leur confirme leur relation et le fait qu’Isabelle était bien enceinte. Ils apprennent à cette occasion que le cheval, une pouliche de quatre ans prénommée Irène, a été abattue sur ordre de Sir William Redfield. Une fois sur place, ils ont tôt fait de retourner le foin présent dans le box vide et de découvrir l’existence d’une trappe, laquelle donne sur un escalier qui s’enfonce dans les profondeurs. Chacun d’entre eux emprunte l’étroit passage et descend très exactement soixante-dix marches de pierre, au pied desquelles se trouve une petite porte qui donne à son tour sur une caverne dans laquelle brûle un feu de bois. Au fond de la pièce, ils distinguent deux portes ; celle de gauche est entrebâillée et s'ouvre sur un second couloir, tandis que la deuxième, d’où s’échappe une litanie provenant sans doute d’un mécanisme musical à manivelle, est verrouillée. Devant l’âtre, ils peuvent observer une table sur laquelle est posé un revolver à broches datant de la guerre Franco-Prussienne de 1870 ; un six coups dont le barillet ne compte plus que cinq balles et dont le canon dégage une forte odeur de poudre.
Bien décidés à comprendre ce que tout cela peut bien signifier, ils décident de poursuivre plus avant et empruntent le second couloir. Ce dernier mène à une nouvelle la porte, qu’ils franchissent sans hésiter, avant d’atterrir dans une vaste clairière, à l’orée du bois qui entoure la résidence des Redfield, à ceci près qu’ils ne sont plus à Burghley House. Vincent croit en effet reconnaitre les lieux, d’autant qu’ils sont désormais âgés d’une dizaine d’années ; ils sont toujours en Angleterre, mais à Avebury, dans le Wiltshire. Ses parents, qui se rendaient régulièrement à Amesbury pour les vacances d’été, une ville située non loin du site préhistorique de Stonehenge, l’ont à plusieurs reprises confié aux sœurs de la Fraternité afin qu’il côtoie des enfants de son âge. Quelque peu désorientés, ne sachant quoi faire, ils décident finalement de fouiller les lieux en quête d'éventuels indices à propos de l’accident qui a couté la vie à la jeune Isabelle. Et contre toute attente, alors qu’ils se trouvent non loin d’une immense demeure entourée d’un parc parfaitement entretenu, ils mettent à jour une cachette permettant d’attendre discrètement le passage de la cavalière et de sa monture. De quoi s’intéresser aux propriétaires de la maison, lesquels ont peut-être entendu ou vu quelque chose. Arrivés à proximité de la bâtisse, ils découvrent un gigantesque labyrinthe de buis, réalisé sur le modèle de ceux qui existent dans nombre de propriétés britanniques. Irrémédiablement attirés, ils s’enfoncent bientôt dans les méandres du dédale végétal, cependant que leurs esprits juvéniles commencent à leur jouer des tours. Mais alors qu’ils se croient perdus, que les haies sont devenues des murs infranchissables et que la nuit commence à tomber, ils entendent les pleurs d’un jeune garçon. Guidés par les sanglots, ils parviennent non sans mal à rejoindre le petit Anthony, prostré dans un recoin, en proie à une intense peur. À quelques pas de lui, un autre enfant les scrute, le visage en partie arraché par un tir d’arme à feu. Et tandis qu’il se tourne lentement vers eux, il demande d’une voix sépulcrale : "pourquoi ?" Face à pareille vision, ils sont saisis d’horreur et fuient à toutes jambes, alors que la pluie tombe désormais à verse. Par chance, ils parviennent à sortir du labyrinthe et traversent le parc en direction des bois tout proches. Poursuivis par la créature, ils n’ont cependant d’autre choix que de se terrer dans les fourrés afin de lui échapper et de s’abriter par la même occasion de la pluie et du froid. Blottis l'un contre l'autre, effrayés, épuisés, ils finissent par s’endormir … avant de se réveiller au petit matin, désorientés mais vivants. Leur poursuivant disparu, ils décident de retourner au camp des religieuses. C’est alors qu’ils entendent le bruit sourd de sabots lancés à pleine vitesse. N’écoutant que son courage, Vincent s’extirpe de la cachette, à l’orée du bois, et tombe nez à nez avec un cheval au galop. Surprise, la monture se cabre, faisant lourdement chuter sa cavalière. Aucun de nos deux amis n’a le temps de réagir, d'autant qu'ils se réveillent une nouvelle fois, en présence cette fois-ci d’Hens Berens. L’esprit embrumé, à l’instar de la tente de l’aumônier, toujours envahie d’une épaisse fumée bleuâtre, ils laissent derrière eux le comté de Wiltshire et rejoignent le Monde de l'Éveil …
Camp américain de Pontanezen, mai 1919
3 décembre
De retour à Brest, ils écument les bars de la rade pour retrouver le capitaine Carter, sans succès. S'en suivent plusieurs jours d'une attente interminable au milieu des soldats et matelots qui ne cessent de s'agglutiner, blessés, convalescents ou valides. Plus d'une trentaine de camps et autres infrastructures créés de toutes pièces ont vu le jour pour accueillir la masse humaine qui transite bientôt sur le chemin du retour. Des dizaines de kilomètres de routes goudronnées, de trottoirs et de caillebotis en bois ont été installés, tandis que la Croix-Rouge distribue du café et des repas dans de gigantesques réfectoires. Elle offre également aux nouveaux arrivants des sacs contenant du chocolat, des cigarettes, du chewing-gum et un nécessaire de toilette. L'état-major, désireux de démobiliser les troupes au plus vite malgré la quarantaine liée à la grippe espagnole qui fait des ravages depuis plusieurs mois à travers le pays, a obtenu des autorités française le réaménagement du port, avec la construction de plusieurs entrepôts ainsi que d’une jetée. Pour autant, le rapatriement ne se terminera qu’en novembre 1919, tandis que les derniers membres de l'administration militaire américaine quitteront la France en janvier 1920. De leur côté, alors que l’horreur des champs de bataille s’éloigne déjà, laissant progressivement la place à la nostalgie d’une certaine camaraderie, nos deux compagnons décident de s’accorder la confiance, le respect et l’attention qu’il convient d’attribuer non plus aux seuls amis, aussi proches soient-ils, mais à de véritables frères d’armes.
Offensive Meuse-Argonne, septembre à novembre 1918
Offensive Meuse-Argonne, septembre à novembre 1918
IV. Seuls parmi des milliers
Novembre à Décembre 1918
23 novembre
À compter de l’été 1918, la situation militaire sur le front de l’ouest s’est progressivement inversée : certes, les troupes allemandes comptent encore plus de 200 divisions, mais les meilleures d’entre-elles se sont usées dans les récentes offensives de printemps, alors que la seule armée américaine grossit au rythme de 250 000 hommes par mois et compte désormais près d'un million de soldats en état de combattre. Conscients de leur supériorité, les alliés vont bientôt tenter de réduire les poches de résistance ennemies formées au gré des derniers assauts, et qui obligent par ailleurs les allemands à maintenir leurs efforts. Ainsi, du 12 au 14 septembre, une attaque franco-américaine réduit le saillant de Saint-Mihiel, dans la Meuse ; les allemands perdent en moins de deux jours tout le terrain conquis quatre ans plus tôt, ainsi que 13 200 prisonniers et 460 canons. S’en suit une offensive générale, laquelle est déclenchée le 26 septembre, sur un front de près de 350 km : 500 000 américains, 100 000 français, 2 780 pièces d'artillerie, 380 chars et 840 avions repoussent l’armée allemande au-delà du département de la Meuse, alors qu’elle tentait d’atteindre Verdun pour désorganiser la logistique alliée. Cette nouvelle bataille, la dernière du conflit, accélère finalement la fin de la guerre : le 28 septembre, l’Allemagne entame des négociations de paix avec le président américain Wilson, jugé plus accommodant que les dirigeants franco-britanniques, alors même que l’agitation révolutionnaire qui gagne le pays effraie les officiers impériaux ; tous redoutent en effet de subir le même sort que la Russie, en pleine révolution, et la défaite semble finalement moins grave que le bolchevisme. Les conditions sont jugées acceptables et des émissaires se présentent devant les lignes françaises. Le délai pour l’acceptation étant de trois jours, les combats continuent jusqu’au 11 novembre, date à laquelle l'armistice est officiellement signé et les clairons peuvent enfin sonner la fin de la guerre.
De son côté, le 28e régiment d'infanterie des sergents Crane et Price quitte le camp de Cantigny à la fin du mois de juillet pour rejoindre le reste de la 1e Division d'Infanterie Américaine, engagé sur le front de la Marne, entre Soissons et Reims. Mais alors qu’ils franchissent la Vesle le 3 août, en direction de "la cité des rois", les hommes de la compagnie Keystone participent à la prise de la commune de Fismes, perdant et reprenant cette dernière à cinq reprises, au corps à corps, face aux lance-flammes des unités d’élite ennemies, les Stosstruppen. Seuls sept survivants retrouveront le reste du régiment, lequel a poursuivi sa marche pour assurer la liaison entre les troupes en première ligne et l’arrière, à mesure que le front progressait … ce qui explique d’ailleurs pourquoi nos deux compagnons n’ont jamais plus eu l’occasion de combattre, puisque affectés à l’approvisionnement des troupes en matériels, munitions, armes et ravitaillements de toutes sortes en provenance des camps, des ports et des gares aménagés pour l’occasion. Le 10 août, la 1e Division d'Infanterie Américaine intègre finalement la 1e Armée Américaine ; l'engagement des troupes américaines dans des opérations indépendantes est désormais acquis. L'offensive Meuse-Argonne qui suit constitue leur plus grande victoire durant le conflit, en cela qu’elle pousse l'Allemagne à la défaite finale et permet dans le même temps aux États-Unis d’acquérir le rang de grande puissance. Mais très vite, la fureur des combats laisse la place à un flot continu de centaines de milliers d’hommes qu’il faut renvoyer chez eux. C’est ainsi que nos deux camarades rejoignent finalement le port de Brest, principal lieu de débarquement et de réembarquement des troupes américaines et quartier-général de l'US Navy.
Quelques jours seulement après leur arrivée, alors qu’ils prennent un peu de repos dans l’un des nombreux bars de la rade, ils retrouvent le capitaine Carter qui leur confi vouloir rester en France après sa démobilisation … avant de leur demander un dernier petit "service", à savoir se rendre dans la bourgade de Guilers, à quelques kilomètres dans les terres ; un petit village paisible où, selon lui, Gerhard Reitner a découvert les deux gardes d'épées scandinaves ainsi que la copie du Liber Ivonis et la mystérieuse clef qu’ils ont retrouvé à Hainvillers. Sans doute son ami aura-t-il pris soin de les cacher dans un endroit connu de lui seul avant que le conflit n’éclate, pensant revenir les récupérer quelques mois plus tard, une fois la victoire acquise, ou accompagné de ses compatriotes. S’il concède volontiers ne pas savoir ce qu'il pouvait bien chercher, il reste cependant persuadé qu’il n’a pas eu le temps de mener à bien ses travaux, pressé par le temps et son ordre de mobilisation …
Rade du port de Brest, septembre 1918
Rade du port de Brest, septembre 1918
24 novembre
Le lendemain matin, nos deux camarades empruntent contre une dizaine de francs la voiture d'un brestois et se rendent sans tarder dans la paisible bourgade située dans l’arrière-pays. Édifiée sur un minuscule massif montagneux qui surplombe la péninsule armoricaine et la ville de Brest, elle est plongée dans un décor presque irréel, ceinte entre des tourbières sauvages à perte de vue et le bois de Keroual. Une seule route permet d’y accéder, laquelle rallie également les bourgades voisines de Saint-Renan et de Bohars. Le village paraît n’avoir jamais été autre chose qu’un lieu anodin et ne doit pas compter plus de deux milles âmes. Pourtant, dès leur arrivée, ils sont surpris par la violence des bourrasques de vent en provenance de la mer qui le balaient sans discontinuer. Manifestement coutumiers du fait, les habitants ont pris l'habitude d'accrocher d’étonnantes flûtes éoliennes sur leur toit ou dans leur jardin afin d’ajouter des mélodies étranges aux bruissements ininterrompus. L’église du village elle-même, consacrée à Saint Valentin, un moine ayant souffert le martyre à Rome durant la seconde moitié du IIIe siècle, en possède une, taillée dans la pierre de son clocher, ce qui laisse à penser que cette tradition singulière existe depuis fort longtemps. Confortablement installés dans l’unique auberge, ils conviennent de s’accorder quelques minutes de repos avant de se retrouver pour le déjeuner.
Une demi-heure plus tard, sans nouvelle de son ami, Sebastian décide de rejoindre Vincent dans sa chambre, et le trouve profondément endormi, quoi qu'agité, avant de se réveiller d’un bond. Un instant désorienté, il reprend progressivement ses esprits et lui dépeint aussitôt les jours passés à parcourir les tourbières environnantes à la recherche d’un obscur caveau enfoui sous le village, avant d’assister, depuis le cœur de la mêlée, à une violente bataille opposant des guerriers bretons et vikings. Les envahisseurs étaient accompagnés d’une horrible créature qui ressemblait à une pieuvre gigantesque. Dotée d’un corps allongé et gluant comme celui d’un ver, elle avançait en produisant un hululement affreux, semblant obéir à une silhouette sibylline qui brandissait une pierre rougeoyante. Après avoir traversé le champ de bataille sans que quiconque ne prête attention à eux, comme irrémédiablement attirés par l’étrange artefact, ils ont pu admirer l’espace d’un instant le visage délicat d’une splendide jeune femme enveloppée dans un long manteau de fourrures noires, un bloc de granit rouge incandescent dans la main gauche ... avant qu’un groupe de cavaliers bretons n’enfonce les lignes de cette armée de lémures pour fondre sur elle et l’occire, les renvoyant avec force dans notre Monde.
Forts de toutes ces indications, aussi singulières que confuses, nos deux investigateurs décident de se mettre sans tarder à la recherche du l’étrange caveau, qu’ils trouvent effectivement quelques heures plus tard à l’extrémité d’un escalier inachevé taillé le long du massif montagneux. Poursuivant leur enquête, ils apprennent que ce dernier a été réalisé en 1875, avant de s’effondrer partiellement en juillet 1912, des suites d’un léger tremblement de terre, si bien que le service culturel de la ville de Brest, après de brefs travaux de soutènement, en a interdit l’accès. Ils déterminent également que c’est l’abbé Desson-de-Saint-Aignan, connu pour la réalisation d’un ouvrage similaire à Bénouville, en Normandie, qui en est à l’origine. Une légende locale raconte même que ce second édifice a été imaginé en guise de pénitence après que l’abbé, connu pour sa droiture et son exemplarité, ait ordonné l’arrêt des travaux suite à une mystérieuse découverte. En parallèle, ils comprennent que l’église du village a été bâtie au XVIe siècle, sur l'emplacement d’une ancienne chapelle datant pour sa part de la première moitié du XIIIe siècle, vers 1230. Accompagnés du père Simon, l’unique prêtre qui officie encore de temps en temps à la demande de la population locale, ils mettent à jour, au centre de la nef, les fondations d’un oratoire du IXe siècle destiné à invoquer la protection divine. Excité par cette découverte, l’homme de foi, également responsable d’un grand nombre de paroisses de l’arrière-pays ainsi que de quelques bâtiments secondaires, comme la chapelle de Guilers, se propose de contacter certains de ses plus proches amis afin de les aider, d’autant qu’ils apprennent également que l’ancienne chapelle était consacrée à Saint Boniface, connu comme "l’apôtre de l'Allemagne". Assassiné en 754, son tombeau repose aujourd’hui encore dans l’abbaye bénédictine de la ville de Fulda, célèbre pour sa bibliothèque de manuscrits datant de l'époque carolingienne. Or, l’aumônier allemand Hans Behrens y a justement fait son séminaire, parcourant ses rayonnages avec assiduité, parfois contre l’avis même des autorités ecclésiastiques.
25 novembre
CContinuant leurs recherches, Sebastian et Vincent réalisent bientôt que si le bourg de Guilers n'était manifestement qu'une grosse ferme durant la seconde moitié du IXe siècle, à l’époque où les invasions vikings étaient particulièrement fréquentes, il fut également le témoin d’une bataille qui opposa les scandinaves aux troupes bretonnes de Judicaël, prince de Poher, et d’Alain, comte de Vannes et de Nantes. Jusqu’à lors ennemis suite à la mort de leur père respectif, tous deux prétendants au trône de Bretagne, les deux hommes ont finalement décidé de s’allier pour préserver leurs chances et sauver leur royaume du danger … De cet épisode, l’histoire n’a cependant retenu que la mort de Judicaël, lequel fit "par milliers un carnage de ses ennemis" avant d’être tué dans un ultime assaut, tandis qu’Alain s’était rué à son tour dans la bataille, non sans faire "vœux que s'il arrivait à vaincre ses adversaires par le secours divin, il destinerait à Dieu et à Saint-Pierre de Rome la dixième partie de tous ses biens". En réalité, une partie des vikings, défaits une première fois lors de la bataille de Questembert, dans le Morbihan, avait déjà rejoint ses navires sur la Vilaine, tandis qu'un petit groupe tenta effectivement de rallier d'autres clans, installés plus au nord. Pourchassés par les troupes du nouveau roi, désormais sans rival, ils franchirent l’Élorn, qui sépare les pays bretons du Léon et de la Cornouaille, avant d’être rattrapés et exterminés lors d’un nouvel affrontement, depuis oublié. La Bretagne sauvée, les vainqueurs ne purent détruire la créature, pourtant réduite à l’état de simple larve, se contentant de l'enterrer à l'emplacement où naîtra le village, des siècles plus tard. Plusieurs prêtres chrétiens appelés en renfort confectionnèrent un caveau destiné à la maintenir en sommeil, lequel est depuis protégé par un rituel qui nécessite un sifflement continuel. Respectant son engagement, Alain finança l'édification d'un oratoire que les prêtres firent surmonter d'une flûte éolienne. L'Église conserva jusqu'au milieu du XIXe siècle des traces assez précises sur la nature particulière du site. À chaque construction ou réfection de l'oratoire, qui devient une chapelle puis une église, l'évêché intervint pour faire installer une flûte éolienne, sans fournir la moindre explication. La Révolution l’obligea cependant à se débarrasser de ces archives gênantes, alors même que les demandes sortant de l'ordinaire éveillaient de plus en plus la suspicion des autorités laïques. En 1871, il fut finalement décidé de transférer le tout au village de Bénouville, en Normandie. C’est l’abbé Desson, arrivé à Guilers en 1873, qui fut désigné pour organiser toute l’opération. L’homme de foi, jusqu’à lors jovial et apprécié de ses paroissiens, s’exécuta sans discuter. Mais les mois suivants, il changea progressivement de comportement et se renferma sur lui-même, parcourant les tourbières de jour comme de nuit … jusqu’à ce qu’il finisse par ordonner la construction de l’escalier, en 1875. Nos deux comparses comprennent que les travaux ont sûrement permis à l’abbé d'accéder au caveau. Une première grille fut posée en 1876, sur ses instructions, laquelle a été remplacée des suites du tremblement de terre de juillet 1912.
Une fois n’est pas coutume, ils découvrent l’existence d’un ancien puits qui permettrait d’atteindre le tombeau sans avoir à s'aventurer dans la galerie latérale et dont les habitants actuels ne savent rien. Creusé dans la cave de l’une des masures du village, son accès serait muré et marqué par un symbole chrétien ; seul problème, ils ignorent quelle bâtisse est concernée. C’est alors que le père Simon leur fait part d’une nouvelle information : l’un de ses amis aurait trouvé, parmi la multitude d’ouvrages regroupés à la bibliothèque communale de Brest, en partie constituée des collections de l'Abbaye de Saint-Mathieu, des Carmes de Brest et des Capucins de Recouvrance, l’existence d’un surprenant document. Rédigé à Verdun en 843, il revient sur la division de l'empire carolingien en trois royaumes, qualifiés par les historiens de Francie occidentale, Francie orientale et Francie médiane. Deux annotations ont récemment été ajoutées à la marge dudit texte, rédigé par un chroniqueur de l’époque qui rapporte le déroulement d’une bataille opposant les vikings aux princes bretons Judicaël et Alain ; la première évoque la présence d’un "serviteur de Nyarlathotep", tandis que la seconde fait mention d’une pierre magique rougeoyante, qualifiée de "pierre du Chaos rampant". Si l’homme d’église, tout comme son ami d’ailleurs, n’a aucune idée du sens à donner à pareilles apostilles, nos deux camarades sont de leur côté persuadés qu'il s'agit là d'une preuve du passage de Gerhard Reitner, convaincu de l’existence de forces ignorées de tous œuvrant pour semer la destruction et non pas, dans ce cas précis, de simples faits d’hommes du nord qui auraient profité des luttes intestines entre les trois empereurs carolingiens pour multiplier les pillages. Au même moment, un groupe de cultistes danois, lequel a mis plusieurs décennies avant de localiser l’endroit exact où a été enterrée l’horrible créature, décide de passer à l'action afin de la récupérer. Certes, la fréquence avec laquelle les touristes scandinaves ont visité l’église de Guilers ces dernières années n’a pas manqué d’intriguer nos deux amis, mais il y avait plus important à leurs yeux. Pour autant, finalement conscients du danger, ils comprennent bien vite que ces nouveaux voyageurs appartiennent en réalité à une extrémité dégénérée d'un ancien culte viking. En possession d'un parchemin druidique capable de faire cesser le vent, ces derniers ont quant à eux élaboré un plan relativement simple : la nuit tombée, un premier groupe rejoint le port de Brest et dérobe un bateau de pêche avant de jeter l’ancre au milieu des flots, à mi-chemin entre le rivage et l’île de Molène, et d’entamer le rituel. De son côté, un second groupe coupe les deux lignes téléphoniques qui relient le village à la civilisation, alors que l'absence soudaine de vent se fait immédiatement ressentir. Équipés d’une camionnette, de rondins de bois, de cordes et autres poulies, ils entreprennent ensuite d’extraire la créature depuis le puits abandonné en s’attaquant au mur qui en protège l’accès.
Nos deux investigateurs profitent de l’occasion et interviennent sans attendre, tuant deux d’entre eux et blessant les deux autres, avant de les ligoter. En sécurité, les cultistes restés en mer n’ayant aucune idée de ce qui se trame à terre, ils s'empressent de descendre et rejoignent une grotte en partie maçonnée dans laquelle repose un imposant sarcophage de granit recouvert par plusieurs centimètres de poussière, ainsi qu'une caisse métallique abandonnée sur place. Munie d'un verrou rudimentaire, elle a manifestement été vidée de son contenu récemment, car on peut encore distinguer les traces laissées par deux gardes d'épées ainsi que des documents aujourd’hui disparus. N’en pouvant plus, nos deux explorateurs forcent le caveau et découvrent une larve inerte mesurant un peu moins d’un mètre de long pour une soixantaine de centimètres de diamètre, sorte de formation minérale sphérique protégée par une épaisse coquille. De retour à l’air libre, ils se débarrassent des corps des deux danois tués lors de l’attaque et chargent les deux blessés ainsi que leur matériel dans la camionnette, avant de condamner l’entrée du puits et d’effacer minutieusement toute trace de leur passage. C’est alors qu’ils distinguent, non sans un certain réconfort, les mélodies étranges des flûtes éoliennes se mêler aux bruissements des arbres du bois de Keroual tout proche, alors que des bourrasques en provenance de la mer balaient à nouveau le hameau. Bien décidés à garder pour eux cette sinistre découverte, ils conviennent de faire le nécessaire pour organiser son rapatriement en toute discrétion une fois rentrés aux États-Unis. Conscients dès lors qu’ils devront patienter un certain temps avant de pouvoir l'étudier plus en détail, ils décident finalement de s’accorder un repos bien mérité, le temps de renouer avec leur vie d’avant. Dans cette attente, alors que l’éloignement des champs de bataille, où sont enterrés nombre de leurs compagnons, les poussera à faire le deuil d’une certaine camaraderie dont la nostalgie sera encore perceptible des années plus tard, peut-être souhaiteront-ils occuper leur esprit en tentant de percer les secrets du mystérieux contenu de la malle de Stéphane Militchz, en parcourant les cahiers souillés par la pluie et la boue du brancardier Wiseman, à moins qu’ils ne leur préfèrent les pages jaunies du Liber Ivonis de Gaspard du Nord …
Camp américain de Pontanezen, mai 1919
Camp américain de Pontanezen, mai 1918
3 décembre
De retour à Brest, ils écument les bars de la rade pour retrouver le capitaine Carter, sans succès. S'en suivent plusieurs jours d'une attente interminable au milieu des soldats et matelots qui s'agglutinent, blessés, convalescents ou valides. Plus d'une trentaine de camps et autres infrastructures créés de toutes pièces ont vu le jour pour accueillir la masse humaine qui transite bientôt sur le chemin du retour. Des dizaines de kilomètres de routes goudronnées, de trottoirs et de caillebotis en bois ont été installés, tandis que la Croix-Rouge distribue du café et des repas dans de gigantesques réfectoires. Elle offre également aux nouveaux arrivants des sacs contenant du chocolat, des cigarettes, du chewing-gum et un nécessaire de toilette. L'état-major, désireux de démobiliser les troupes au plus vite malgré la quarantaine liée à la grippe espagnole qui fait des ravages depuis plusieurs mois à travers le pays, a obtenu des autorités française le réaménagement du port, avec la construction de plusieurs entrepôts ainsi que d’une jetée. Pour autant, le rapatriement ne se terminera qu’en novembre 1919, tandis que les derniers membres de l'administration militaire américaine quitteront la France en janvier 1920. De leur côté, alors que l’horreur des champs de bataille s’éloigne déjà, laissant progressivement la place à la nostalgie d’une certaine camaraderie, nos deux compagnons décident de s’accorder la confiance, le respect et l’attention qu’il convient d’attribuer non plus aux seuls amis, aussi proches soient-ils, mais à de véritables frères d’armes.
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Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille,
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons,
Toute pleine du bruit furieux des clairons,
Ô buveuse de sang, qui, farouche, flétrie,
Hideuse, entraîne l’homme en cette ivrognerie,
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit,
Où flotte une clarté plus noire que la nuit,
Folle immense, de vent et de foudres armée,
À quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée,
Si tes écroulements reconstruisent le mal,
Si pour le bestial tu chasses l’animal,
Si tu ne sais, dans l’ombre où ton hasard se vautre,
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?
Bêtise de la guerre, Victor Hugo, 1871
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Récits du Mythe
Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille,
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons,
Toute pleine du bruit furieux des clairons,
Ô buveuse de sang, qui, farouche, flétrie,
Hideuse, entraîne l’homme en cette ivrognerie,
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit,
Où flotte une clarté plus noire que la nuit,
Folle immense, de vent et de foudres armée,
À quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée,
Si tes écroulements reconstruisent le mal,
Si pour le bestial tu chasses l’animal,
Si tu ne sais, dans l’ombre où ton hasard se vautre,
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?
Bêtise de la guerre, Victor Hugo, 1871
Ouvrière sans yeux, Pénélope imbécile,
Berceuse du chaos où le néant oscille,
Guerre, ô guerre occupée au choc des escadrons,
Toute pleine du bruit furieux des clairons,
Ô buveuse de sang, qui, farouche, flétrie,
Hideuse, entraîne l’homme en cette ivrognerie,
Nuée où le destin se déforme, où Dieu fuit,
Où flotte une clarté plus noire que la nuit,
Folle immense, de vent et de foudres armée,
À quoi sers-tu, géante, à quoi sers-tu, fumée,
Si tes écroulements reconstruisent le mal,
Si pour le bestial tu chasses l’animal,
Si tu ne sais, dans l’ombre où ton hasard se vautre,
Défaire un empereur que pour en faire un autre ?
Bêtise de la guerre, Victor Hugo, 1871